Bagarre entre vacanciers nudistes et textiles

Monsieur le président de l’association « Nus et détendus »,

Je vous écris pour vous signifier mon incompréhension, pour ne pas dire ma stupéfaction. Nous étions convenus de délimiter nos deux parcelles de plages privées et les séparer par une clôture en osier d’un mètre cinquante de hauteur. Vous comprendrez que la vue de corps totalement nus puisse perturber les plus pudiques et gêner les plus jeunes de nos adhérents. Notre association « Plage & famille » n’a effectivement pas pour objectif que ses membres subissent des agressions visuelles alors que parents et enfants pataugent dans l’eau et construisent des châteaux de sable…

Or, nous avons découvert hier que des très larges ouvertures ont été pratiquées dans la clôture afin, je cite l’un de vos membres, « d’éviter que le vent la fasse s’écrouler ». Il semblerait que cette technique soit héritée de méthodes bien connus des syndicalistes pour éviter que leurs banderoles ne retiennent le vent et rendent difficile la progression du défilé… Je dois avouer que je ne pensais pas que des pratiques cégétistes parviendraient jusqu’à nos rivages tranquilles.

Je vous demande donc de remettre séance tenante les tronçons d’osier tronqués, afin que notre cohabitation se poursuive dans les moins mauvaises conditions. Vous imaginer nus à quelques mètres de nous a déjà nécessité un effort moral conséquent, nous aimerions donc éviter de trouver sous notre nez les sexes de vos membres.

Jacques-André Delarive

PS : je profite de cette missive pour vous interpeller sur une mode étonnante de vos adhérentes, consistant à se raser intégralement les poils pubiens… La plage regorge de suffisamment de coquillages, il me semble donc inutile que vos dames nous donnent à voir leurs fruits intimes.

***

Monsieur le président de la section « Plage & famille »,

Je vous remercie d’avoir pris le temps de m’adresser cette lettre, temps qui doit être précieux tant vous en engloutissez dans la recherche de tissus pour camoufler vos propres corps. Merci donc. Je tiens pourtant à rendre à la réalité ce qui lui revient et constate, sans amertume, que cette tendance au travestissement s’applique également à la vérité. Disons que, par pudeur certainement, vous l’habillez, quitte à la défigurer.

Lorsque vous parlez d’agressions visuelles, je vous avoue que mes bourses, pourtant moelleusement posées sur le sable, se contractent. Comme vous y allez. Nos corps, s’ils nous appartiennent, nous ont été offerts par dame nature, et je peux, à la rigueur, comprendre que le séant du père Mercier ait pu vous incommoder. Mais si l’un de vos membres s’en est trop approché, il ne tenait qu’à lui de s’en éloigner.

Et puisque vous évoquez la clôture, je vous rappelle que vous n’en avez payé que le tiers alors que notre accord transpirait la clarté et tablait sur 50 %. Cette clôture est à la nature ce que sont vos tricots à vos corps : des carcans. Et là où vous supportez cet asservissement, le vent, libre comme l’air, s’évertue à abattre ce mur. Si je sais pouvoir discuter avec vous, je n’ai pas encore appris l’art de parler au vent. Certains trous devront donc rester sous le nez de vos membres.

Mais pour ce que j’ai pu voir, cela ne dérange pas tout le monde dans vos rangs. Pour tout vous dire, les emprunts clôturiers se sont multipliés depuis l’arrivée sur notre plage de mademoiselle Béranger. Charité bien ordonnée, etc… Je sais pouvoir compter sur votre célérité pour remédier à ces petites opérations de brigandages visuels.

Le bonjour à votre dame.

Marc Hamon

PS : Puisque vous en êtes à parler de ce qui s’égare sur la plage, vous pouvez cesser de jeter des sacs de culottes par-dessus la clôture, nous n’en avons pas l’usage.

***

Monsieur,

Vous êtes sacrément culotté ! Pour une fois, oserai-je dire… Si vous pensez que la plastique de cette demoiselle Béranger a pu égarer nos membres au point qu’ils s’adonneraient à la soustraction de pans entiers de la clôture, vous vous fourrez le doigt dans l’œil ! Nos mariages nous contentent amplement pour tout ce qui a trait à la concupiscence, et nous n’avons nullement besoin de regarder sur le sable du voisin pour stimuler notre émoi… J’ajouterais que, vu de loin, les corps nus qui constituent votre Amicale évoquent plutôt des fleurs fanées que des belles plantes. La fesse molle, le sein flasque et le sexe flétri semblent correspondre à des critères de sélection de vos membres les plus zélés… Croyez bien que je ne souhaitais pas me livrer à quelque assaut sur le physique mais votre mauvaise foi m’a fait sortir de mes gonds.

Concernant la frontière de nos territoires, nous étions convenus de vous aider dans l’investissement de cette clôture, je vous l’accorde. Notre adhérent Jean-Michel Bardot-Lacourt, propriétaire du magasin de bricolage local, vous a proposé une remise de 50 % sur son irréprochable modèle 1er prix. Mais vous avez préféré la gamme supérieure pour laquelle il ne pouvait consentir que 30 % de rabais… En plus donc d’être exigeants, vous vous permettez d’être pingres. Avec tout l’argent économisé sur votre budget maillots de bain, vous auriez pu prendre sur vos deniers personnels ce petit surcoût…. Toutefois, après discussion avec M. Bardot-Lacourt, et par souci de bon voisinage visuel, nous renouvelons la proposition de remise de 50 % sur le modèle 1er prix, afin de vous permettre de rafistoler les trous à bon compte. C’est notre dernier mot, Marc.

Mes amitiés à Mme Hamon (quand je saurai laquelle c’est)

Jacques-André Delarive

PS : les sacs de culottes sont destinés aux plus jeunes de vos membres. Je parle de ceux dont le vocabulaire n’a encore été enrichi par la fréquentation de l’école et qui semblent trouver amusant de déféquer près de la clôture. Il faut peut-être que jeunesse se passe, mais nous ne souhaitons pas laisser passer l’odeur de leurs étrons.

 ***

Monsieur,

Je vois que vous avez l’esprit aussi étriqué que les culottes de vos femmes sont élargies. Vous auriez pu en rester aux affaires qui nous occupent, sans vous attaquer au physique de nos bien aimés sociétaires. Nos corps sont ce qu’ils sont, et nous les acceptons tels quels. Malgré vos tentes, maillots de bains, il n’est pas difficile de voir que nous avons les mêmes corps, mais vous en avez honte. Vous pouvez. Madame Delarive, qui n’a pas dû souvent nager à contre-courant tant ça gélatine, aurait sûrement l’air moins ridicule, son cul fripé délesté de tissu, que saucissonnée comme un filet mignon. Je ne vous fais pas la revue de vos troupes, mais vous le savez aussi bien que moi : vous avez le vêtement triste, le textile castrateur et l’élastomère anxiogène. Pas étonnant que vous passiez la journée collés au trou de la clôture, à rechercher des émois depuis longtemps enfouis sous vos fringues ringardes.

Je vous laisse à vos frustrations. Par contre, que vous ajoutiez l’insulte à la goujaterie, voilà qui est un peu fort. Nous sommes nus, pas nés de la dernière pluie. La clôture a coûté la modique somme de 1 500 euros. Que nous partagions en deux la charge d’une clôture dont nous n’avons pas besoin frisait déjà l’extorsion de fonds. Que vos membres nous en chourent des morceaux frôlaient le pathétique. Mais que dans votre pingrerie vous osiez nous rappeler cette arnaque au bricolage, voilà qui nous ferait ôter nos vêtements de rage si nous avions la faiblesse d’en porter.

Votre Bardot-Lacourt devrait changer de métier et renommer son magasin : « Déchetterie sur Lacourt ». Cela aurait l’avantage d’éviter les désillusions. Il peut bien nous faire les prix qu’il veut, sa quincaillerie ne vaut rien. Ses ampoules claquent plus vite que les moustiques, sa colle a le pouvoir de fixation de l’huile et ses perceuses ont la fâcheuse tendance à se casser au premier trou dans une matière plus dure que du beurre, ou de la vaseline.

Non, brisons là. Et madame Hamon vous claque le string,

Marc Hamon

PS : Si vous ne passiez pas tout votre temps à côté de la clôture, la merde serait recouverte par le sable avant que l’odeur ne vous parvienne. Et puisque vous parlez d’école, y a-t-il une remise sur la cotisation aux analphabètes chez « Plage & famille » ? S’il n’y en a pas, ne l’instaurez pas, vous allez couler l’asso.

***

Hamon,

Je te la fais courte, ça ne te changera pas beaucoup de ce que tu as entre les jambes (à ce que je vois de loin) : toi et ta bande de satyres, vous me remettez en place la clôture séance tenante ! Hors de question pour nos adhérents de subir le panorama de vos entrejambes cramoisis… Nous devrions même exiger que ce mur de la décence se prolonge jusque loin dans la mer, pour nous prémunir de la vue de ceux de tes nudistes qui osent faire la planche sans pudeur. Je vous signale que le plus âgé de vos membres – celui qui est barbu du menton et imberbe du reste – nous a gratifié récemment de son étonnante vigueur matinale pendant qu’il vérifiait la résistance de l’eau salée à la chute de son corps au fond de la mer.  C’était purement et simplement débectant. On aurait dû accrocher à son chibre prétentieux un drapeau rouge d’interdiction de baignade…

Je te confirme que ceci est un ultimatum, et que, sans réponse satisfaisante de ta part, nous irons vérifier dans l’arrière-boutique de M. Bardot-Lacourt si ses mines antipersonnel serbes sont encore en état. Je crois savoir qu’elles font des merveilles, enterrées dans quelques centimètres de sable… Je suis certain de ne pas devoir en arriver à faire preuve de violence physique, mais ne néglige pas notre courroux face à l’agression visuelle et morale que vous nous faites subir.

Cet avertissement est valable 24 heures.

Delarive.

PS : si les mines de Bardot-Lacourt étaient périmées ou trop inoffensives, nous nous chargerons de vous vêtir de force. Nous avons nos entrées chez Emmaüs, et les maillots de bain vintage – collection Les 3 Suisses 1982 – s’y acquièrent à prix clément. J’ai hâte de vous en voir affublés, et ce serait pour une double bonne cause.

***

Delarive,

T’as pas mis longtemps à ramener la morale dans cette histoire. Avec les culs bénis dans ton genre, ça finit toujours par une histoire de morale. Tu minaudes, tu fais ta mijaurée et tu poignardes. Tes petites remarques médiocres sur la taille de mon sexe ne m’atteignent pas, tout comme ton mépris pour ce bon vieux Philomène, qui porte sa nudité triomphante et son altière érection matinale depuis 60 ans.

Mais à défaut de coller un drapeau sur son mat, il se pourrait bien que je t’en plante un dans le trou de balle. Un petit drapeau blanc, que tu seras bien content d’arborer, d’une manière ou d’une autre, quand on sera passé à l’étape européenne de notre jactance. Parce que monsieur voit grand, et veut élargir à l’Europe notre dispute. Si les mines de ton quincaillier sont à la hauteur de sa camelote, on pourra jouer au foot avec. Et les Serbes, moi je les connais bien, mais pas en mines, en chair et en os. Lorsque Avram, Božimir, Dalibor, Miroslav et leur clique débarqueront demain pour profiter des avantages de notre petite plage de nudistes, je me ferai un plaisir de voir ta colère se rabougrir en même temps que ta queue. Le Serbe a la patience aussi développée que nos habits. Alors continue à jouer la carte de la baston, et on rebouchera les trous de la clôture avec vos scalps.

Et si tu crois qu’on ne peut pas se battre la bite à l’air, tu négliges 50 ans de Taekwendo sans habit et de Jujistu nu. Vous qui aimez bien être dans du textile, on va vous rhabiller pour l’hiver, l’été, et toutes les saisons.

 Cette promesse est valable toute l’année, connard,

Hamon

PS : Puisque tu parles de chiffonniers, si demain tu fanfaronnes toujours, on change de côté de la clôture, on pille vos fringues et on les refourgue à Emmaüs. Pas sûr qu’ils en veuillent, mais sinon il se trouvera bien un clodo pour s’en satisfaire.

Et voici la réalité…

 Bagarre entre vacanciers nudistes et “textiles” sur une plage de La Teste

Clap de fin pour la saison 2

Voilà, c’est terminé pour la saison 2. Merci à nos invités de cette année : OlivierLucien, Sémi et Laura. Si vous avez aimé, faites-tourner. Et on se revoit bientôt avec quelques surprises dans la besace.

Antony et Valéry

Il louche : 8 ans de prison

– Mais vous louchez ! Vous louchez, monsieur.

Qu’est-ce qu’il a à m’emmerder ? Est-ce que je lui demande s’il boite cet abruti ?

– Vous boitez ?

Ah tiens ! Si, je lui demande.

– Oui je boite ! Mais est-ce une question à poser à un boiteux ?

– C’est pas plus con que de demander à un loucheur s’il louche.

Il a une vraie sale trogne. Comme s’il boitait de la gueule. Oui, c’est ça il a la gueule boiteuse. Je vais lui dire.

– Dites, y a pas que de la guibole que vous boitez.

– Pardon ?

– Vous boitez aussi de la gueule.

Ahahaha, j’ai dû viser juste vu son air horrifié. Vieux con va. Ça t’apprendra.

– J’aimerais bien savoir comment vous pouvez juger que j’ai la gueule boiteuse vu que votre œil droit dit merde au gauche. Moi je crois que vous avez la vision qui claudique. Vous êtes presque aveugle alors comme tous les aveugles, vous êtes méchant et vous vous vengez contre le monde entier.

Il commence à me courir. D’où il sort ce vieil enculé ? Je suis là, à la cool, je mange ma glace dans le parc, j’emmerde personne, posé sur mon banc et ce vieux con me harcèle.

– Papi, vous allez me chercher longtemps ? Vous pouvez pas bancaler plus loin. Là où je vous verrai plus.

– Je veux bien.

À la bonne heure. Bon débarras. Pourquoi il bouge pas ?

– OK, merci, au revoir papi. Vous pouvez y aller.

– Par où ?

– Mais où vous voulez, que je vous vois plus, c’est tout.

– Oui, mais faut me dire, parce que là j’ai l’impression que je vais devoir me dédoubler. Avec vos loucheries, comment je sais si je dois partir à gauche ou à droite ? Faudrait que je parte dans les deux directions en même temps. Pas trop envie de me couper en deux pour vous faire plaisir.

Le vieux a l’air d’être là pour longtemps. Je ferme les yeux. Je me pose. Je réfléchis. Je conclus. Je vais lui péter la gueule.

– Monsieur, il faut toujours laisser le choix aux gens dans la vie. Alors voilà, soit vous partez, maintenant, soit je vous explose la rotule.

Quoique, vu comme il boite, ça le changera pas trop. Non, la rotule c’est une menace blanche. D’ailleurs il se marre l’enculé.

– Vazy mon gars, explose.

– Je vous défonce l’autre !

Ah, le sourire a disparu. Boiter d’une jambe, c’est une chose, tu claudiques haut bas, haut bas, mais si je lui casse l’autre rotule, il va clauclaudiquer, ce sera encore plus ridicule : bas très bas, un peu haut, haut, bas, très bas, plic-ploc.

– Alors, on fait moins le malin papi.

– Le problème des jeunes, c’est qu’ils prennent la mouche pour un oui ou pour un non. On peut plus leur parler sans qu’ils interprètent tout mal, qu’ils trouvent tout louche. Les jeunes et les vieux, y a pas, ça diverge. Ils regardent à droite ou à gauche et nous plutôt derrière et…

Mais, c’est la journée des fous ou bien ? Y a Halloween et on m’a rien dit ? Pourtant, jusqu’ici, tout était normal.

Peut-être que je suis assis sur un banc qui attire les cons ? Doit être ça. Je me lève et je bouge.

– Allez, on ne va pas se fâcher monsieur. Je vous dis bonne journée et à bientôt.

Wow, si ma psy me voyait, si c’est pas de la gestion de la colère de compétition.

Je n’en reviens pas.

J’étais à deux doigts de lui arracher les genoux et je suis presque à lui filer une médaille.

Je pensais arrêter les séances, mais peut-être que je peux continuer un peu.

Ça fonctionne.

– Comment vous faites pour pas tomber ?

C’est pas vrai. Il me suit.

– … parce que vous devez voir votre pied droit à gauche, votre gauche à droite et du coup quand vous avancez, vous devez voir vos pieds se croiser, ça doit être perturbant. Non ?

– Ça doit être la remarque la plus conne depuis ce type qui a demandé à Joey Starr s’il pouvait bouffer ses crottes de nez. Vous vivez dangereusement. Enfin, vous vivez… vous viviez parce que vous vous acheminez vers une fin de vie rapide. Douloureuse, mais rapide.

– Ça répond pas à ma question.

– Non, mais ça répond à une question plus existentielle que tout le monde se pose.

– Qui est ?

– Quand, où et comment allez-vous mourir ? Je vous donne un indice « Aujourd’hui, dans un parc et ce sera un travail artisanal ».

Pas du tout impressionné le vieillard. Limite son regard me foutrait le trac, il me traverse, comme si j’étais pas là.

– Vous savez lire ?

Il me voit pas, mais il me cherche.

– Comment ça ?

– Vous louchez, vous n’êtes pas sourd. Alors, est-ce que vous savez lire ?

– Mais on n’a jamais vu ça ! Mais personne n’a jamais vu ça ! Je vous annonce que je vais vous buter et vous me demandez si je sais lire. Vous devriez courir, partir ou implorer grâce, pas me faire un quiz de culture générale.

– N’empêche, vous savez ?

Je ne me suis jamais fait manger la tête comme ça. C’est nouveau. C’est fou. Fou… fou…

Et pourtant c’est fendard. Je peux pas m’empêcher de lui répondre.

Qui peut ne pas répondre à la question « vous savez lire ?». Même si c’est con, je dois répondre. À croire qu’il me manipule.

– Évidemment que je sais lire, c’est quoi cette question de merde !

– Évidemment, évidemment, non c’est pas évident. Votre œil droit est sur le premier mot, mais votre œil gauche est sur le sixième. Ou l’inverse, enfin, c’est pas évident du tout.

Je regarde autour de moi. Pas de caméra. C’est pas un jeu.

– Pourquoi ? Pourquoi vous m’emmerdez ? Je suis quand même pas le premier type qui louche que vous croisez ?

Qu’est-ce qu’il fait ? Il me tend un papier ce con.

– Lisez pour voir ? Je suis pas convaincu.

Ahahah je l’avais pas vu venir celle-là.

– Pas convaincu ? Pas convaincu !

La gifle est partie toute seule.

Merde. Au temps pour la gestion de la colère.

Heureusement que j’ai pas frappé trop fort.

– C’est pour pas que je sache que vous savez pas lire la gifle ?

Il est incroyable. Je regarde son papelard :

– « Je suis un connard de bigleux »

– Ah bah si, vous savez lire.

– Mais c’est de la préméditation ? Vous avez pris la peine d’écrire ce machin et de me suivre ? Ou vous avez une dent contre les gens qui louchent ?

Il regarde autour de lui, comme s’il cherchait quelqu’un ou quelque chose.

Je lui recollerais bien une petite mandale.

Pour le papier.

Bim.

Mais il bronche toujours pas. Faut que je monte en gamme.

Tiens je lui en remets une.

– Vos parents devaient pas vous aimer.

Mes parents, il me lance sur mes parents.

– D’où vous parlez de mes parents ?

– Vous fâchez pas, je compatis, c’est dur d’avoir des parents qui vous aiment pas !

– Mais mes parents m’aiment, mes parents m’adorent ! D’où vous sortez qu’ils m’aimaient pas ?

Il soupire genre désolé. Il est désolé pour qui ce golio ?

– Ça se soigne votre maladie ! Y a de la rééducation et tout, des exercices. Mais vos parents ne vous ont pas accompagné. Ils vous ont laissé loucher. Ils ne devaient pas vous aimer des masses pour vous priver de rééducation.

Je vais pour parler, il secoue la tête

 – Non, non, vous n’en avez pas fait, votre œil droit est collé à droite et votre œil gauche est collé à gauche. C’est le strabisme le plus divergent qui soit, me faites pas marrer. Donc de deux choses l’une, soit ils vous aimaient pas, mais vous me dites que c’est pas ça…

Et je me retrouve pendu à ses lèvres. C’est un sorcier vaudou ?

– Soit ?

– Soit ils sont complètement cons pour avoir laissé un gamin avec une tare pareille sans chercher à la corriger.

J’allais le claquer, je vous jure que j’allais le claquer. Lui faire manger sa rotule pétée.

Au lieu de quoi, je me suis mis à chialer comme un môme.

Jamais autant pleuré de ma vie.

Comme si le vieux pourri avait appuyé au bon endroit.

Comme si, comme s’il avait raison.

Ils m’aimaient pas.

Ou alors, alors ils m’ont laissé avec cette tare pour, pour que je reste dépendant d’eux, de leur amour.

Qu’est-ce que j’ai pu souffrir de cette maladie, ma vie a été détruite par ce strabisme, détruite. Ami, femme, boulot, tout a été moins bien, minoré, petit.

J’ai 33 ans, et aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été le bigleux, le loucheur.

J’ai perdu confiance en moi avant de l’avoir gagnée.

À cause de mes parents.

Gestion de la colère mon cul, tu m’étonnes que je sois furax ! Mais j’ai trouvé, j’ai trouvé contre quoi, enfin contre qui j’étais en colère.

Mes putains de parents !

Il est passé où le vieux ? Disparu.

***

Je vais vous montrer moi, ce que ça fait d’avoir des problèmes de vision. On verra bien comment vous vous débrouillez avec un œil en moins. Parents de merde.

***

Il éborgne ses parents : 8 ans de prison !

Et voici la réalité…

Il louche : 8 ans de prison

Un homme meurt écrasé par le mur qu’il abattait.

De la vue qui surplombe les imposantes sablières situées au sud de Toulouse, on pouvait assister à l’habituel spectacle du samedi matin, le lent flot de voitures qui s’écoulait le long de la Garonne, prenant sa source de la zone commerciale où deux heures avant, dans un flux inversé, c’était de la ville rose d’où il se déversait. Bernard Cosse les deux mains sur son volant, les bras lâches, jouant mollement de l’embrayage, avait distraitement le regard fixé sur la falaise de la sablière, fasciné par la virilité qu’elle dégageait, symbole de la puissance du travail et de l’outil humain, capables de grignoter sans faiblir la roche et la terre, d’en tirer le sable et la caillasse, indispensables composants d’un autre symbole de la puissance réalisatrice de l’humanité, le béton. Face à cette pensée, Bernard Cosse se sentait puissant. Il était maintenant détenteur d’une meuleuse d’angle de qualité professionnelle – 230 mm de diamètre, 2600 W et une redoutable vitesse de rotation de 6600 t/min – sur laquelle il monterait un disque diamant spécial béton armé qu’il avait acheté avec, l’instrument au bout de ces bras, Bernard Cosse devenait destructeur de symbole. C’était le programme de son après-midi, abattre le mur en béton du fond du jardin « pour qu’on ait enfin la vue sur la berge » un des nombreux projets qu’ils avaient eus avec sa femme quand ils avaient acheté leur maison 17 ans auparavant. Mais mis à part des peintures refaites, la cuisine, une des salles de bain, plus quelques plantations, leurs réalisations, cahotées par le quotidien d’un couple qui travaille et la turbulence d’une vie de famille avec 2 garçons adolescents, avaient doucement été repoussées plus ou moins inconsciemment et avec une solide foi dans un avenir sans faille au futur radieux du temps libre : la retraite. Les années s’écoulèrent sans crise cardiaque, AVC, cancer ni même accident de la route, hormis le chagrin de devenir orphelins de la génération qui les précédait, parents, oncles, tantes et toutes sortes de cousins, ils avaient survécu au rythme de rendez-vous médicaux plus fréquents et à la compagnie du pilulier au petit déjeuner, contenant tous les ingrédients pour traiter le cholestérol, la tension et une thyroïde capricieuse, seuls désagréments qui accompagnaient le droit acquis de disposer pleinement de son temps, ultime récompense de leur vie d’efforts. La cinquantaine avaient déjà été généreuse, le bonheur d’une intimité retrouvée, en amoureux comme avant, les habitudes en plus, leurs enfants s’étaient installés, mariés, étaient parents à leur tour, les deux studios qu’ils avaient pris pour les études des garçons étaient maintenant en location, tous leurs crédits avaient été remboursé et chacun avait bénéficié du confort d’une fin de carrière dans des secteurs industriels prospères, lui comme ingénieur aéronautique et elle comme assistante de direction dans un laboratoire pharmaceutique. C’est sa femme qui fut la première à la retraite bien que Bernard Cosse aurait pu partir un an avant elle et profiter le premier de cette étendu de vie que les statistiques rabotaient à une quinzaine d’années et qui s’étalait enfin devant eux, mais quarante ans d’habitudes professionnelles, d’horaires imposés, de la méchanique de la hiérarchie, du défis quotidien de résoudre des problèmes complexes auquel il avait tellement pris goût et l’angoisse qu’une année seule chez lui le ferait sombrer dans une oisiveté inconnue qui ne pouvait être que maladive, l’encouragèrent à continuer une année supplémentaire laissant sa femme défricher ce nouveau monde tant convoité qui ne serait consacré qu’à leur vie de couple, leurs petits enfants, amis, partir en vacances, visiter le monde, tous ces endroits où ils n’avaient jamais pu aller et bien sûr s’atteler aux aménagements de leur maison.

Bernard Cosse termina sa carrière un jeudi après un pot de départ avec son équipe, la direction et de nombreux autres collègues, quelques discours, du champagne, un cadeau commun et une dernière fois, le trajet du retour en costume accompagné de sa fidèle mallette. Le lendemain et les premiers jours qui suivirent, ressemblèrent à un long weekend, les deux premières semaines à des vacances, à la troisième, sa réjouissance s’effrita, se retrouvant souvent les mains dans les poches à regarder autour de lui ce qu’il pourrait faire, cherchant à remettre son cerveau en marche, il se mit à dresser mentalement tout un tas de plans de batailles et décida qu’il s’attaquerait dès le lundi suivant à l’abattage du mur, enthousiaste à l’idée de partager avec sa femme la mise en branle de ses projets « mais tu ne vas pas le faire toi-même — ben si pourquoi — tu vas te tuer à la tâche à faire ça — mais non je sais ce que je fais — au moins tu devrais demander à Marc et Jérôme de venir t’aider — je vais pas les ennuyer avec ça et puis faut bien que je m’occupe — et pourquoi tu veux commencer par ça moi je préférerais qu’on refasse notre chambre d’abord — le mur ce n’est pas urgent c’est pour ça que je veux le faire en premier on le fera jamais sinon alors que là on profitera de la vue tous les jours ». Malgré les doutes de sa femme qui l’avaient contrarié, professionnellement accoutumé de ne pas être contredit, le lundi matin il s’attela aux premiers préparatifs depuis son atelier, centre de commandement qu’il avait rangé et organisé tout le weekend, il arracha ensuite le lierre et la vigne-vierge qui recouvraient le mur pour prendre des mesures et inspecter la qualité du béton à la recherche d’éventuelles faiblesses qui pourraient lui poser problème, puis étudia quel était le meilleur moyen pour abattre le mur, l’outillage nécessaire et comment se débarrasser des gravats, quel type de grilles installer à la place, comment l’installer et mêmes quelles plantes grimpantes y pousseraient le mieux, prenant en compte le climat toulousain, la proximité de l’eau et l’ombre de la colonne d’arbres qui longeait la Garonne et assombrissait le fond du jardin. Il passa une grande partie de la semaine dans ses recherches, quand décidé sur la méthode qu’il emploierait – découper le mur à la meuleuse, le sectionnant par pans dont il avaient calculés la largeur idéale entre le moins de coupes et des pans suffisamment légers pour être manœuvrables et éviter tout accident – il alla acheter l’outillage et la matière première qu’il lui fallait, serre-joints, tasseaux, étais, clous, vis, piquets, grillages, sacs de sable et de béton, seule la meuleuse qu’il avait sélectionnée n’était pas disponible « on pourra vous l’avoir pour samedi matin — d’accord » il chargea le tout dans son break et passa le reste de la semaine à tracer au cordeau les traits de coupes sur les murs, installer une paire d’étais de chaque côté des pans et tout un tas d’autres petites tâches indispensables au déroulé des travaux. Le samedi matin, il alla chercher sa meuleuse.

Il rentra pour le déjeuner, sortit son achat placé fièrement au milieu du coffre de sa voiture et la ramena dans son atelier se laissant le plaisir de la déballer après le repas, ce qui ajouta une agitation supplémentaire à son désir de s’y mettre. Ils déjeunèrent sur la terrasse derrière la maison face au long déroulé de pelouse où au bout trônait le mur, principal sujet de conversation « je ne comprends pas pourquoi tu n’as voulu que les enfants viennent t’aider … mais ça va pas te tomber dessus — avec les étais non … ça risquera rien — mais pourquoi tu fais ça un samedi ça va faire trop de bruit … mais tu vas pas laisser ça sans rien après … — non je vais tendre la grille mais j’installerai les piquets demain et je tendrai tout ça lundi … — tu crois que ça pousserait une passiflore au fond … — … et après les pans je les mets sur le diable … je les emmène à la déchetterie … crac » le parasol s’écrasa au sol, emporté par une bourrasque. Habitué au vent d’autan qui souffle dans la région, Bernard Cosse alla chercher deux sacs de sable qu’il posa sur le pied du parasol après l’avoir redressé et se remit à table « ça souffle aujourd’hui … — oui … tu voudras du café après je vais le faire couler … mais le vent il va pas te gêner … tu feras attention quand même — y a pas de danger j’ai bien calculé un pan ne fera pas plus de 30 kilo … — fait gaffe avec ce truc … ça me fait toujours peur ces engins là … laisse je vais faire » Bernard Cosse laissa sa femme débarrasser et parti dans son atelier déballer sa meuleuse, installer le disque, tirer une rallonge jusqu’au fond du jardin, y amener différentes planches, tasseaux, serres-joints et se mis en tenue, tablier de cuir, gants, lunettes de sécurité, casque à visière et partit se mettre à l’ouvrage sous l’ombre dansante des arbres agités par le vent. Il fit une première coupe verticale, puis la seconde, le disque tranchant net les parpaings de béton, coupa ensuite le bas du premier pan, il retira les deux étais qui soutenaient le mur du côté intérieur, tira légèrement de la main le haut du premier pan qui tomba dans un « ploumff » sourd sur la terre toujours humide par la proximité du fleuve, Bernard Cosse en sueur, sourit, satisfait et se remit à l’ouvrage. Il découpa un deuxième pan et de la même façon le fit tomber, il entama le troisième, sciant d’abord la coupe verticale puis l’horizontale, à mi-longueur quand il passa entre les deux étais adossés au mur « crac » sous la pression d’une bourrasque plus violente que les précédentes, le pan à moitié coupé se fissura à la base suivant une ancienne fissure mal réparée qui traversait le mur en diagonal et qu’il n’avait pas décelée pendant ses préparatifs. Les étais posés sur une terre trop meuble ne supportèrent pas le poid et un morceau du mur d’une largeur équivalente à presque trois pans s’effondra sur lui, il eut juste le réflexe de lâcher la meuleuse qui équipée de toutes les sécurités réglementaires en vigueur bloqua la lame net.

« … crac … ça doit encore être le parasol avec le vent … j’aurai dû demander à Bernard qu’il le range avant de commencer … Bernard … Bernard oh mon dieu Bernard au secours Bernard réponds Bernard au secours venez m’aider quelqu’un vite Bernard — qu’est-ce qui passe Isabelle — c’est Bernard le mur lui est tombé dessus Bernard tu m’entends Bernard — Monique appelle les pompiers le voisin le mur s’est effondré sur lui — Bernard réponds moi Bernard réponds s’il te plait — qu’est-ce qui se passe vous avez besoin d’aide — oui son mari est coincé sous le mur — Bernard répond Bernard — prenez la planche et on pousse chacun d’un côté pousse toi Isabelle — Bernard réponds pourquoi tu m’as pas écouté Bernard — allez poussez — ça s’enfonce dans la terre — Bernard Bernard réponds s’il te plait réponds Bernard — ça lèvera pas comme ça faut qu’on essaie en levant tous d’un côté — Bernard … Bernard … Bernard … »

Bernard Cosse était déjà décédé quand les pompiers arrivèrent 20 minutes après l’appel de la voisine, le mur dans sa chute lui avait brisé la cage thoracique, écrasant ses poumons, il avait déjà perdu connaissance avant même que sa femme ne découvre la scène.

À la mémoire de Marc Vasseur.

Et voici la réalité…

Un homme meurt écrasé par le mur qu’il abattait.

Un sosie de Jésus se fait acclamer avant de se faire expulser d’un tournoi de fléchettes

À Killarney, les fléchettes sont une affaire sérieuse. Le concours régional programmé chaque année au printemps est un événement qui déplace les foules de l’ouest de l’Irlande, ce fameux samedi coincé entre le Vendredi Saint et le dimanche de Pâques. Les cloches des églises se taisent entre ces 2 jours sacrés mais la bière coule à flots au O’Connell Pub, le plus grand établissement de la région. 400 personnes peuvent s’y masser et assister à l’affrontement des meilleurs « dartists » du coin autour de 15 cibles homologuées. Le gagnant représentera la province du Munster pour la grande finale nationale, catégorie Amateurs. Alors, oui, les fléchettes sont une affaire sérieuse à Killarney…

Je tentai ma chance pour la 5ème fois. Peter O’Hara, dit L’Écureuil. Pur prototype irlandais : roux, pâle de peau, solide constitution et appétence pour le houblon.  Ainsi qu’une bonne petite adresse pour expédier mes fléchettes là où ma volonté aura décidé qu’elles aillent se planter. Demandez-moi un Triple 20 et je vous garantis que je vous en plante 2 sur 3. Parole d’Écureuil. Et  cette année, j’étais fermement décidé à ne pas laisser passer ma chance, après 3 demi-finales perdues aux concours précédents.

Nous étions 16 compétiteurs. J’en connaissais 15. Un type totalement inconnu allait également jouer sa chance : grand, maigre, un peu dégingandé, barbu aux cheveux longs, le regard un peu parti de celui qui a abusé de la Guinness… Joseph Quinn, d’après les fiches d’inscription. Avec les copains, nous nous sommes regardés, dubitatifs, nous demandant ce que fichait ce mec dans notre assemblée qui, traditionnellement, avait des faux airs de réunion de famille. « C’est Jésus ! », me dit ma fille Nuala en exprimant ce que tout le monde avait remarqué sans le dire. Pas faux. Joseph Quinn ressemblait au Messie, à ceci près qu’il ne saignait pas du crâne et qu’il avait certainement laissé sa croix dans sa bagnole. Et je ne demandais qu’une seule chose : que ce type ne fasse pas de miracles sur le pas de tir. Qu’il crève dès son premier duel, sans résurrection possible.

Je démarrai les 8ème de finale face à un adversaire pas trop coriace : Jim Dillon. Une grenouille de bénitier doublée d’un caractère de cochon. En bon tyran domestique, Jim avait obligé toute sa descendance à assister à sa prestation : sept gosses, un tous les 18 mois en 11 ans, sortis du corps vigoureux de Kathleen Dillon. Compte tenu du pedigree du père, la famille Dillon arriverait à convaincre un évêque traditionaliste de revoir sa position sur l’avortement. Sachant que les deux ainés de ce cheptel avaient régulièrement harcelé Nuala pendant toute leur scolarité, il était de mon devoir de flanquer une raclée à Jim et venger ainsi ma fille adorée. Le concours se déroulait selon la règle du 501 Double Out, en 2 manches gagnantes.

Pour qualifier l’ampleur de ma victoire, vous pourriez imaginer un match de rugby opposant les All Blacks à une équipe de pygmées. Jim fut rouge de honte, et son humiliation publique le poussa à me broyer les phalanges au moment de se serrer la main.

« Bien joué, l’Écureuil. Tu as eu une chance de cocu. Si tu gagnes cette année, je te conseille de surveiller ta femme avant de te retrouver à nourrir un petit bâtard ! »

– Merci Dillon. Trop aimable. Mais tu sais, j’ai remarqué que ta petite dernière était assez intelligente… Tu devrais peut-être penser à un test de paternité !»

C’est à ce moment précis que j’ai craint pour les os de ma main droite. Heureusement, Dillon n’avait pas eu le temps de trop se saouler car deux pintes de plus dans son estomac m’auraient sans doute valu un pain dans la gueule… J’en fus quitte pour un regard qui aurait voulu me tuer sur place.

Pendant ce temps-là, Joseph Quinn entrait en lice face à Colin McNabe le double tenant du titre. Un malin, le Colin. Et redoutablement précis. Le genre de type à donner dans la bulle – le cœur de la cible – quand bon lui semblait. Capable aussi de réaliser plusieurs perfect – 501 points pile en neuf fléchettes – dans la même compétition. C’était pour moi une évidence : Quinn allait morfler sévèrement.

Le public s’était rassemblé pour assister à la raclée du Jésus des fléchettes face au Mozart de la cible. McNabe commençait en douceur : Double 20, Triple 20, 25 Simple Centre. 125 points en 3 fléchettes. Une performance modeste pour l’artiste. Dans la foulée, Quinn démarra de manière fébrile : 20, 18 et un 25 simple centre. 63 points. McNabe pouvait lécher la mousse de sa Guiness sans craindre que l’ivresse lui coutât sa victoire.

Colin continuait sur sa lancée et rapidement emporta la première manche. Il cumula pile 501 points en 14 fléchettes tandis que Quinn plafonnait à 217 points. C’était d’évidence plié, et je me réjouissais que le tirage au sort ne mette pas Mc Nabe sur ma route avant une hypothétique finale. Mais il faut croire que Dieu en avait décidé autrement, car Quinn se mit alors à multiplier les points.

La seconde manche démarrait comme la précédente : McNabe ne forçait pas son talent, plantant ses fléchettes presque toujours dans la zone de son choix, tandis que Joseph alternait beaux lancers et coups désastreux. Alors que McNabe se dirigeait tranquillement vers la qualification avec 57 points à cumuler, Joseph Quinn prit un temps infini pour se concentrer et inscrivit les 170 points qui lui manquaient en un seul lancer pour remporter la manche ! J’étais abasourdi. McNabe eut l’air d’accuser le coup, posant sa bière avec un geste de mauvaise humeur qui inonda le sous-bock.

La dernière manche démarra dans une étrange atmosphère. Pour la première fois depuis longtemps, Colin semblait fébrile, alors que le visage éteint de Joseph reprenait vie. Un sourire quasi extatique envahissait son visage émacié et lui donnait plus que jamais une allure christique. McNabe loupa ses premiers lancers et se mit à douter, alors que Quinn enchainait les lancers impeccables. Rapidement, il prit de l’avance au score tandis que Colin limitait la casse. 60 à 125. Quinn pouvait gagner avec un Triple 20, McNabe pouvait gagner avec 2 Triple 20 et un 5.

McNabe joua le tout pour le tout. Triple 20. Puis 5. La victoire était à portée de main, à condition de viser juste dans la zone rouge du haut de la cible. Un geste technique qui lui vaudrait l’acclamation de l’assemblée. Mais… ce fut un 20. Le bras avait tremblé, la fléchette échouant à quelques millimètres de l’exploit. Colin était désespéré, car il savait que Quinn était en feu. Il partit s’assoir derrière le pas de tir, regardant son adversaire se placer face à la cible. Le challenger se positionna en quelques pas lents, fixa la cible avec une intensité insensée pendant près d’une minute, puis leva les bras en croix, les 3 fléchettes coincées entre les doigts de sa main droite. Il fit alors un mouvement inattendu : il pivota sur ses pieds, tournant le dos à la cible, transféra 2 fléchettes de sa main droite à sa main gauche, s’apprêtant de toute évidence à se livrer à un acte sacrilège…

Il lança sa fléchette de dos.

5.

Comme tout le public, j’étais scandalisé. On ne traite ni la cible ni l’adversaire avec autant de désinvolture. Les bruissements de la salle validaient cet émoi face à ce geste tabou. Mais à la fois, il fallait reconnaître une forme de cran à ce Joseph Quinn, inconnu en ce lieu et sur le point d’éliminer l’un des plus grands champions amateurs de la région. Insensible aux réactions d’hostilité manifestes, Quinn se prépara à récidiver. Quelques sifflets retentirent lorsque tout le monde comprit son intention, mais il jeta sa 2ème fléchette en suivant la même méthode.

5.

Joseph sourit, apparemment serein et sûr de son fait. McNabe, assis face à son adversaire alors qu’il aurait dû avoir son arrière-train en ligne de mire, bouillait. Quinn fixait son adversaire, lui souriant d’un air qui oscillait entre bienveillance et moquerie. Il se mit à dodeliner de la tête de plus en plus vite, transféra sa dernière fléchette de la main gauche à la main droite, se retourna en un coup de reins d’une extraordinaire rapidité tout en levant le bras. Il déclencha son tir en un clin d’œil.

50.

En plein milieu du point rouge. Le geste parfait qui lui donnait la victoire.

La salle exulta. Un cri de stupeur mêlé d’admiration retentit dans le O’Connell Pub. Je n’avais jamais vu ça. Nuala, à mes côtés, était bouche bée, tout comme McNabe qui comprit comme tout le monde qu’il venait de se faire éliminer de la compétition dont il était le favori. Tout le monde était debout, applaudissant à tout rompre ce dernier lancer d’une arrogance et d’une classe folles. Joseph Quinn, face à la cible, souriait avec une expression béate, fixant sa fléchette victorieuse. Puis il se retourna pour faire face au public, souhaitant manifestement profiter de ce moment de gloire et rallier tous les amateurs réunis en ce lieu pour, peut-être, gagner leur soutien jusqu’à la fin de la compétition.

J’étais partagé dans mes sentiments. D’un côté, j’admirais l’aura de ce type, la perfection de la gestion de sa partie et le final inattendu, plein de panache et de maîtrise technique. Ce sosie de Jésus semblait capable de réaliser des miracles face à la cible. D’un autre côté, je ne pouvais m’empêcher d’être gêné par cette mise en scène, qui ressemblait à une arnaque. Je me disais que ce type aurait eu des as dans la manche s’il avait participé à un tournoi de poker…

Joseph continuait de profiter de son moment de gloire, les bras en croix et les mains ouvertes, saluant le public d’un mouvement de tête approbatif. Puis il se dirigea vers sa chaise pour enfiler la veste qu’il avait accrochée au dossier. Il fit un geste ample pour la passer dans ses bras, révélant une chaude doublure de velours, ainsi qu’une poche intérieure avec un symbole cousu qui me disait quelque chose… McNabe, toujours assis devant lui, fixa comme moi ce symbole et changea subitement de tête, comme si on lui avait annoncé que sa femme était protestante… Sa prostration se transforma en rage, et il bondit sur ses deux jambes.

« QUINN ! BOUGE PLUS ! Y’A QUOI AU REVERS DE TA VESTE ? FAIS VOIR ! MAINTENANT ! »

Les hurlements de Colin jetèrent un froid glacial dans l’assemblée et furent suivis par un silence de mort, rompu par la voix hésitante du gagnant du duel.

« Quoi ? Mais… euh, non… c’est rien… C’est une veste qu’on m’a prêtée… Je sais pas… »

Colin était déjà sur lui et rabattit dans un geste violent le pan de la veste pour en révéler le contenu au public.

« Motherfucker ! J’en étais sûr ! C’est le logo de la PDPA !!! Tu es un pro, espèce d’ordure, et tu viens te la raconter incognito dans un tournoi amateur ? PUTAIN DE TRICHEUR !!!! »

PDPA. Professional Darts Player Association. Quatre gros mots. Disqualifiants. Passibles de goudron et de plumes.

Colin bouscula Quinn, toujours figé les bras en croix, marcha nerveusement vers la cible et retira deux des fléchettes qui y étaient plantées. Joseph le suivait du regard, et commença à bredouiller des mots d’explications… Puis, dans un geste similaire à celui qui donna la victoire à son tricheur d’adversaire,  McNabe pivota brusquement, fit à nouveau face à Quinn et projeta violemment une fléchette dans chacune de ses paumes.

Hurlant de douleur, Quinn recula et s’affala sur sa chaise, pendant que McNabe s’avançait vers lui, menaçant.

« Qu’est-ce que tu viens faire ici, Joseph Quinn ? Tu crois pouvoir te pointer dans cette communauté, que tout le monde s’extasie face à ton talent ? Ici, c’est Killarney ! C’est chez nous ! Les fléchettes qu’on joue ici, c’est réservé aux amateurs !! Tu es un tricheur et un escroc ! »

Les deux lancers dans les paumes de Quinn ainsi que la harangue de McNabe créèrent une stupeur dans l’assemblée, partagée entre le choc de ce moment de violence et la colère de s’être fait rouler par un professionnel incognito. Les noms d’oiseaux volaient dans le O’Connell Pub. Dans ce moment de flottement, McNabe se mit à fouiller les poches de Quinn, prostré de douleur sur sa chaise. Il trouva son portefeuille et en vida le contenu sur le sol du pas de tir. Puis il finit par trouver ce qu’il cherchait…

« Joseph Quinn… Avec ta photo sur ta jolie carte de la PDPA !»

Crucifié par McNabe, Joseph Quinn était désormais éligible à un bon lynchage du charitable peuple de Killarney. Quelques-uns parmi les plus imbibés se ruèrent sur l’intrus, l’escroc, l’arnaqueur, le professionnel honni… Quinn se protégea le visage de ses mains ensanglantées, amortissant autant que possible les coups de poing et les gifles qui pleuvaient sur lui. Nuala, face à ce déferlement de violence, se mit à pleurer et à crier. Je décidai d’agir avant qu’un drame n’advienne et fonça sur le groupe pour éviter que mort s’en suive.

Je parvins à écarter les plus virulents et à relever Quinn. Son visage et ses mains transpercées pissaient le sang. Le chemin de croix jusqu’à la sortie ne comportait que quelques dizaines de mètres mais les huées qui saluèrent son passage en décuplèrent la douleur. Je me fis copieusement associer aux insultes qui pleuvaient sur lui et parvins non sans mal jusqu’à la sortie.

Une fois dehors, je tendis des mouchoirs en papier à Quinn. Il s’essuya les mains et le visage, étalant les traces de sang témoins de son calvaire.

« Merci… de m’avoir sorti de là… Monsieur ?

– Peter. Peter O’Hara.

– Merci, Peter. Je sais que j’ai été idiot de venir faire le malin, là, mais je ne pensais pas que…

– Vous ne pensiez pas que les braves gens du coin en viendraient à ça ?

– Non… Je venais m’amuser un peu, passer quelques tours… Je ne voulais pas gagner le tournoi, croyez-moi ! Et puis j’ai tué personne, merde ! Ce n’est qu’un putain de tournoi de fléchettes !

– Non, vous n’avez tué personne mais vous êtes à Killarney ! Ici, les fléchettes sont une affaire sérieuse. »

Et voici la réalité…

Un sosie de Jésus se fait acclamer avant de se faire expulser d’un tournoi de fléchettes

 

Sale of socks ruins the return of Valenciennes Technical University

4 SEPTEMBER 2020 – 13h23.

Michel Sabot arrived frowning, jaws clenched, chin stiffened, at the wheel of his BMW. He performed a useless, yet elegant manoeuvre in the deserted parking lot of Valenciennes Technical University, the IUT. He parked perfectly on the site « reserved for the director », squeezed his hand brake with determination, grabbed his briefcase and jumped out of the machine.

He unlocked the main gate of the establishment, made sure to leave it open behind him, and crossed the first courtyard. He seemed to hear the usual hubbub of the university students in the background. But, today, the court was deserted.

He reached the dark staircase of Building C at the back of the courtyard and climbed it  one floor. His office was waiting impatiently behind the second door on the right. The lock, initially ticklish, squeaked politely, danced two turns and then released the door which began to swing joyously. The teachers’ return was taking place earlier than usual this year.

He had been called in urgently to attend a crisis meeting scheduled for 2 pm.

On the telephone, the education official summed up the situation. Only thirteen students had expressed the wish to register at the Valenciennes IUT this year. Five in Bank Insurance; two in Cyber defence; six in Sustainable Development and Industrial Management of Energy. The other professional licences; law, economics, management, science and technology; had all miserably failed to enrol even one student.

It is true that all French universities have been confronted with a sharp decline in enrolments this year. At issue was the decline in births, which began after 2000. Because of dark prospects, between terrorist attacks, global warming and galloping poverty, couples had decided it just wasn’t the right time to have children. Meanwhile, many unemployed « young adults » had been forced to return to live with their parents and push away any amorous or procreative project.

Certainly, demographics. But nowhere else were the figures so alarming. Had there been a computer bug? Or a failure of the enrolment procedure? All possible hypotheses had to be examined. The meeting was to bring together the regional administration heavy weights, some national heads from the ministry, and a youth representative from high school that was somehow convinced to leave his sofa.

The telephone call from the education official had taken Michel Sabot by surprise, even at the height of his career. For 15 years, with a firm but just hand, he had managed the establishment attended by a thousand students. He had taken the reins of the IUT of Valenciennes in the autumn of 2002. Slowly, patiently, with determination, he had foiled all predictions. He had fought against the stubborn prejudices of which the IUT was the victim of at the time. When information technology had become less fashionable, he had been the first in France to offer a professional license in sustainable development – and its success had exceeded his expectations.

At 56, Michel was a talented and proud director. He liked to describe his management style as an « iron fist in a velvet glove ». It was his line of conduct, his signature style.

But this year, in less than a month, the new academic year would begin. With only thirteen students.

13:57.

The car park gradually filled with metallic cars. Finally, in Room 101, the meeting began. After the ritual exchanges of weather worldliness, the secretariat for professional institutions took the floor. Eloquent, he solemnly declared what everyone already knew. For twenty minutes, everyone took turns in deploring the situation: the broken social elevator, the influence of social networks … And little doubt remained: only thirteen students had registered, and no bug or technical error in the enrolment system had been detected. Michel Sabot was gradually sinking, heavily, into his armchair. It was just not possible, it was a nightmare!

At the end of the table sat Kevin. The year-12 class representative of Valenciennes Beckett High School awaited interrogation. Michel Sabot held out an attentive ear. Would he finally understand what was happening?

Frédéric, the deputy director, began the interrogation.

­— Kevin, maybe you can enlighten us. Your presence here is appreciated. You yourself are a good student, where did you apply this year?

— I applied to the incubator G, which has just opened in Paris, replied Kevin, proudly. In October with Maxence and Sofiane we will launch our app.

— Pardon, what do you mean exactly? I did not understand the name of the institution?

— It’s not exactly an establishment, sir, Kevin continued. It’s an incubator. To kick-start our start-up we pay only 150 € / month and we will have access to all the resources, contacts and trainings that can be useful to us.

— Well, well, that’s very good, this ambition.

The secretary was slightly distraught but continued more precisely.

« Let’s go back to the more classical courses. When you were discussing enrolment choices with your comrades? do you remember which orientation was popular?

— I can’t really say, disappointed Kevin. I can only talk about my friends. Two of them have been accepted at the EYE, the incubator of EDHEC business school. They’re happy because they don’t need to pay the first year, and the survival rate of start-ups at one year is very encouraging.

« And then there’s Celia. She’s really landed the best placement out of all the students. She was taken at Travel Work Abroad. She will leave with twenty-six other young entrepreneurs for a world tour where she can mount her project. Otherwise Paul, Michael, Christophe, Margot and Céline have already started, they now work for Uget, it seems to be moving forward. The only one who is struggling is Matthew. He was forced to choose medicine, he is so depressed.

Uget.

When the diplomatic crisis broke out with Turkey, nobody had imagined that Erdogan would carry out his threats. He had found an overlooked pressure point in Europe. By depriving millions of citizens of socks made in Turkey, he had Europe by the toes. As Maghreb, China and other Asian countries did not want to interfere in a potentially explosive conflict, European citizens had been asked to manage without new socks until the conflict was resolved. They had held two long winters, using their socks to the end, exploring the most surprising back corners of drawers and cupboards. Mothers had organized themselves into collectives and purses with socks were born.

But the winter of 2019, which was particularly treacherous, had pushed people and their sock mending efforts to the brink of despair. That was when Uget was born. Created by a Danish engineer, who had the distinguishing feature of owning a pair of warm socks knitted by his grandmother. He had noticed the interest of his comrades and began to trade the comfortable merchandise of his grandmother. He developed a global platform that brought together dedicated knitters and refrigerated customers. The price would vary according to the season, but for less than 10 euros, everyone could now hope to own a pair of hand-knitted customized socks. The demand was enormous; Uget was experiencing a striking development. At the same time, the knitting MOOCs had flourished on the net, and the appetites for business had grown. Many young people, cooled by the prospect of unemployment and the arrival of robots at their job posts, saw in it a useful manual work, which made sense, with both political and social impacts; They got trained in knitting and started freelancing through Uget.

In Valenciennes, where the youth unemployment rate floated around 35% since the global financial crisis, Uget had opened a recruiting office that was never empty.

***

Michel Sabot, back in his office, stared at the door with a defeated look. He had imagined many scenarios, but he had never anticipated that the sale of Uget socks would ruin Valenciennes Technical University and along with it his life’s work. What was to become of him now? Should he establish a knitting MOOC?

The idea of freelancing idea resonated with him. He had seen the advertisements of the two charming women who boasted of working from anywhere. Their laptop on their knees, they worked on their projects from sunny shores. He also liked to imagine running the IUT one day from the family house in Lorient.

A muffled clang suddenly drew him from his reverie. Someone knocked at his door.

— Come in!

It was Frédéric, the deputy director:

— I’m going back home, Michel. What are you doing?

— Are you going back on vacation?

— Well, yeah. Don’t beat yourself up and enjoy the last rays of sun!

— Okay. See you next week then.

— All right!

The Deputy Director waved him goodbye and turned on his heels. The sun, still fierce in the sky, caught his satchel on the way out, and blinded the director for a moment. As the door closed, Michel Sabot saw two needles nonchalantly poking through the hypocrite’s satchel.

And here is what really happened:

La vente de chaussettes plombe la rentrée de l’IUT de Valenciennes

 

La vente de chaussettes plombe la rentrée de l’IUT de Valenciennes

4 SEPTEMBRE 2020 – 13h23.

Michel Sabot arriva, sourcils froncés, mâchoires serrées, menton crispé, au volant de sa BMW. Il effectua une inutile mais élégante manœuvre dans le parking désert de l’IUT. Rangé parfaitement sur l’emplacement “réservé au directeur”, il serra avec détermination son frein à main, saisit sa mallette de travail et bondit prestement hors de l’engin.

Il déverrouilla la grille principale de l’établissement, prit soin de laisser ouvert derrière lui, et traversa la première cour. Il lui sembla entendre le brouhaha habituel en toile de fond. Mais la cour était déserte.

Il rejoignit le sombre escalier du bâtiment C au fond de la cour et grimpa un étage. Son bureau l‘attendait impatiemment derrière la deuxième porte à droite. La serrure, d’abord chatouilleuse, couina poliment, dansa deux tours puis libéra la porte qui se mit à pivoter joyeusement. La pré-rentrée avait lieu plus tôt que prévu cette année.

Il avait été appelé en urgence afin de participer à une réunion de crise, programmée ce jour, à 14 heures.

Au téléphone, le fonctionnaire lui avait résumé la situation. Seuls treize étudiants avaient émis le souhait de s’inscrire à l’IUT de Valenciennes cette année. Cinq en Banque Assurance ; deux en Cyber défense ; six en Développement durable, parcours Gestion Industrielle de l’Énergie. C’était tout. Aucun dans les quinze autres licences professionnelles proposées par son établissement en droit, économie, gestion, science et technologie.

Il est vrai que tous les établissements français avaient été confrontés à une nette baisse d’inscriptions cette année. En cause : le fléchissement des naissances, amorcé après l’an 2000. Les perspectives sombres, entre attaques terroristes, réchauffement climatique, et pauvreté galopante, avaient découragé de nombreux couples de se reproduire – quand de nombreux “jeunes adultes” au chômage avaient plus drastiquement été contraints de retourner vivre chez leurs parents et repousser loin tout projet amoureux ou procréatif.

Certes. La démographie. Mais nulle part ailleurs les chiffres n’étaient si alarmants. Y avait-il eu un bug informatique ? Ou un problème avec la procédure APB ? Il fallait examiner toutes les hypothèses possibles. La réunion devait pour cela réunir les pointures administratives de la région, quelques têtes en vues au ministère, et un représentant de la voix des lycéens, représentant qu’on avait eu toutes les peines du monde à extirper de son canapé.

Le coup de téléphone du fonctionnaire avait pris Michel Sabot par surprise, au sommet de sa carrière. Depuis 15 ans, il dirigeait d’une main ferme mais juste l’établissement qui comptait un millier d’étudiants. Il avait pris les rênes de l’IUT de Valenciennes à la rentrée 2002. Lentement, patiemment, avec détermination, il avait déjoué tous les pronostics. Il avait combattu les préjugés tenaces dont l’IUT était victime à l’époque. Lorsque la mode des technologies de l’information s’était évanouie, il avait été le premier en France à proposer une licence professionnelle en développement durable – et le succès avait dépassé ses attentes.

À 56 ans, Michel était un directeur talentueux, et fier. Il aimait qualifier son style de management de « main de fer dans un gant de velours ». C’était sa ligne de conduite, sa patte.

Mais cette année, dans moins d’un mois, la rentrée aura lieu. Avec treize étudiants.

13h57.

Le parking se remplit progressivement de voitures métallisées. Enfin, salle 101, la réunion débuta. Après les échanges de mondanités météorologiques de rigueur, le secrétaire aux établissements professionnels prit la parole. Éloquent, il déclama avec solennité ce que tout le monde savait déjà. Pendant vingt longues minutes, chacun se relaya pour déplorer la situation : l’ascenseur social en panne, l’influence des réseaux sociaux… Et peu de doute restait permis : seuls treize étudiants s’étaient inscrits, aucun bug ou problème technique n’avait été détecté. Michel Sabot s’enfonçait progressivement, lourdement, dans son fauteuil. Ça n’était tout simplement pas possible, c’était un cauchemar !

On en vint finalement à interroger Kevin, délégué de classe de la terminale S3 du lycée Beckett de Valenciennes. Michel Sabot tendit une oreille aiguisée. Allait-il enfin comprendre ce qu’il se passait ?

Frédéric, le sous-directeur, débuta l’interrogatoire.

­– Kevin, peut-être pourrez-vous nous éclairer. Votre présence ici est appréciée. Vous-même, vous êtes un bon élève, où avez-vous postulé cette année ?

– J’ai postulé à l’incubateur G qui vient d’ouvrir à Paris, répliqua Kevin, fier. En octobre avec Maxence et Sofiane on lance notre appli.

– Pardon, que voulez-vous dire exactement ? Je n’ai pas bien saisi le nom de l’établissement ?

– Ce n’est pas exactement un établissement, Monsieur, enchaîna Kevin. C’est un incubateur. Pour monter notre start-up on paie juste 150€/mois et on a accès à toutes les ressources, contacts et formations qui peuvent nous être utiles.

– Bien, bien, c’est très bien, cette ambition. Le secrétaire était légèrement désemparé mais continua, plus précis.

« Revenons aux parcours plus classiques. Quand vous discutiez des choix APB avec vos camarades, vous souvenez-vous quelle orientation était populaire ?

– Je sais pas trop, déçut Kevin. Je peux juste parler pour mes amis. J’en ai deux qui ont été reçus à l’EYE, l’incubateur de l’EDHEC. Ils sont contents car ils n’ont pas besoin de payer la première année, et le taux de survie des start-ups à un an est hyper encourageant.

« Et puis il y a Celia. Elle a décroché le pompon si on peut dire. Elle a été prise à Travel Work Abroad. Elle part avec vingt-six autres jeunes entrepreneurs pour un tour du monde où elle pourra monter son projet. Et sinon Paul, Michael, Christophe, Margot et Céline ont déjà commencé, ils bossent pour Uget, ça a l’air de pas mal marcher. Le seul qui galère c’est Matthieu. Il a été obligé de partir en médecine, il est dégouté.

Uget.

Lorsque la crise diplomatique avec éclaté avec la Turquie, personne n’avait imaginé qu’Erdogan mettrait ses menaces à exécution. Il avait su toucher l’Europe en son cœur. En privant des millions de citoyens de chaussettes fabriquées en Turquie, il avait vu juste. La Chine, le Maghreb, et les autres pays asiatiques ne souhaitant pas s’immiscer dans un conflit potentiellement explosif, les citoyens européens avaient été priés de se débrouiller sans chaussettes neuves, le temps que le conflit se résolve. Ils avaient tenu deux hivers, usant leurs chaussettes jusqu’au bout, explorant les fonds de tiroirs les plus surprenants. Les mères de famille s’étaient organisées, des bourses aux chaussettes étaient nées.

Mais l’hiver 2019, particulièrement rigoureux, avait eu raison du système D. C’est alors qu’Uget s’était fait connaître. Créée par un ingénieur danois, qui avait la particularité de posséder une paire de chaussettes bien chaude tricotée par sa grand-mère. Il avait noté l’intérêt de ses camarades et avait commencé à commercer les confortables prestations de sa grand-mère. De fil en aiguille, il avait développé une plateforme mondiale qui mettait en relation tricoteurs dévoués et clients frigorifiés. Le prix variait selon la saison, mais pour moins de 10 euros, chacun pouvait désormais espérer posséder une paire de chaussettes personnalisée et tricotée à la main.

La demande était énorme, Uget connaissait un développement saisissant. Parallèlement,  les MOOC de tricot avaient fleuri sur la toile, les appétits s’aiguisaient. De nombreux jeunes, refroidis par les perspectives de chômage et l’arrivée des robots à leur poste, avaient vu là un travail manuel utile, qui avait du sens, avec un impact à la fois politique et social ; ils s’étaient formés au tricot et lancés en freelance.

À Valenciennes, où le taux de chômage des jeunes flirtait avec les 35 % depuis la crise financière, Uget avait ouvert un bureau de recrutement qui ne désemplissait pas.

***

Michel Sabot, de retour dans son bureau, fixait la porte d’un regard défait. Il avait imaginé beaucoup de scenarii, mais jamais il n’avait anticipé que la vente de chaussettes Uget lui plomberait sa rentrée. Qu’allait-il devenir désormais ? Fallait-il lancer un MOOC tricot ?

Bien sûr, il avait lui aussi vu la publicité de ces deux charmantes jeunes femmes qui se vantaient de pouvoir travailler depuis n’importe où en freelance. Leur ordinateur portable sur les genoux, elles montaient leur projet depuis des bords de mer ensoleillés. Il se plaisait aussi à imaginer diriger un jour l’IUT depuis la maison familiale à Lorient.

Un claquement sourd le tira brusquement de sa rêverie. Quelqu’un frappait à sa porte.

– Entrez !

C’était Frédéric, le sous-directeur :

– J’y retourne, Michel. Tu fais quoi ?

– Tu retournes en vacances ?

– Bah oui, faut pas se laisser abattre hein et profiter des derniers rayons !

– Okay. On se voit la semaine prochaine alors.

– Ça marche !

Le sous-directeur le salua d’un geste de la main puis tourna les talons. Le soleil, encore vif, accrocha au passage sa sacoche, et aveugla un instant le directeur.  Alors que la porte se refermait, Michel Sabot aperçut deux aiguilles débordant nonchalamment de l’hypocrite sacoche.

Et voici la réalité…

La vente de chaussettes plombe la rentrée de l’IUT de Valenciennes

 

Il rate son permis pour la 92eme fois

Amédée attendait devant l’auto-école. Pour la 92ième fois. Il regarda sa montre. Huit heures. Dans trente minutes l’inspecteur arriverait. Ils monteraient tous dans la Clio et s’embarqueraient pour une épreuve de 30 minutes. A 9h30, l’inspecteur lui dirait au revoir. Et quelques jours plus tard, il recevrait la réponse :

x accepté, voilà votre permis, enfin le petit papier qui vous en tient lieu en attendant le permanent.

x recalé,  recalé comme les 91 fois précédentes.

Cela faisait 46 ans maintenant que tous les 6 mois, Amédée tentait de passer son permis.

Il avait eu le code, en janvier 1972, au bout de 2 semaines. Aucune faute. Il était doué pour le code, pas de doute. D’ailleurs, il l’avait repassé 9 fois depuis, puisque tous les 10 essais à la conduite, il fallait repasser le code.

Il était bon pour le code. A part en 1984 et en 2002, il n’avait jamais fait aucune faute. Pour 1984, il avait une excuse. Sa femme avait accouché de merveilleux jumeaux dans la nuit de l’examen. Sans sommeil, avec quelques verres dans le nez, il avait répondu « je saute » à la question :

— le pont tournant ne permet pas de traverser le canal, vous :

A- Attendez

B- Sautez

En 2002, son excuse n’était guère plus brillante. Sa femme venait de le quitter, parce que décidément il était incapable de mener à terme quoi que ce soit.

— Et les enfants, je ne les ai pas menés à terme les enfants ?

A quoi sa femme, Eugénie, avait répondu, dans une moue méprisante :

— Je les ai finis. S’il avait fallu que tu accouches, ils seraient morts de vieillesse dans ton ventre.

Alors quand la diapositive avait affiché un camion grillant une priorité et que la question demandait :

A- Vous doublez par la gauche

B- Vous freinez après avoir regardé dans le rétroviseur

C- Vous tentez de passer dessous

Il avait coché la réponse C. Mais il avait eu le code quand même. Il avait eu le code 10 fois ! Ce n’était pas rien pour quelqu’un qui ne menait rien à bien, rien à son terme.

Mais il devait convenir que le code ne suffisait pas pour conduire, cela représentait une étape intermédiaire vers le permis. Une étape. Il avait franchi la première et achoppait avec une régularité inquiétante sur la deuxième. Depuis 46 ans. 91 Echecs. Quatre-vingt-onze !

Comment était-ce possible ? S’il était incapable de se souvenir avec précision des 91 passages, il gardait avec une acuité redoutable et douloureuse la mémoire de ce premier essai. Il était monté dans la deux chevaux, avait souri à l’inspectrice, avait vérifié sa ceinture, le rétroviseur intérieur et le droit. Pas de rétroviseur gauche à cette époque-là et en voiture Simone.

Piège classique, déjà vieux en 1971, l’inspectrice avait demandé au moniteur de laisser la voiture en prise.

Le moniteur avait bien indiqué à Amédée ce piège classique.

Amédée n’en tourna pas moins la clef de contact sans avoir vérifié et finit sa première tentative, 3 secondes après l’avoir démarrée, le nez dans le pare-brise. Il avait tourné la tête machinalement vers la droite. Il regardait l’inspectrice, le front écrasé contre la vitre, le nez tordu, et surtout un regard totalement interloqué qui ferait hurler de rire l’inspectrice pendant des années. Elle raconterait cette anecdote à chaque repas, chaque occasion :

« Et là, t’aurais dû le voir, un lapin dans les phares d’une voiture sauf qu’il était dans la voiture ahahaha ».

« Tu lui aurais dit qu’un troisième pied venait de lui sortir du trou de balle qu’il aurait pas eu l’air plus surpris ».

Jeanne avait varié les versions avec les années, pour garder son anecdote fraiche. En 2017, 46 ans plus tard, elle la racontait toujours à la maison de retraite :

— Non vraiment, on aurait dit Adolf Hitler qui se réveille avec son prépuce en pendentif.

Jeanne avait le sens de la formule et aimait se lâcher à tout propos.

Passé le moment d’étonnement, l’inspectrice lui tendit un petit papier blanc. Le rose était synonyme de succès, le blanc d’échec.

— Mais, vous ne me laissez pas conduire ? Même pas essayer, enfin vous montrer ?

— Vous avez déjà essayé, vous m’avez déjà montré et ça suffira pour aujourd’hui. Merci.

Amédée sortit de la voiture dépité. Il lui avait fallu tellement de courage, d’abnégation pour atteindre le niveau minimum requis. Comment allait-il faire pour repasser le permis ? Le moniteur l’avait prévenu :

— Vous n’avez pas le niveau, mais on avisera au bout de 6 mois. Sur un malentendu.

Six mois plus tard, Amédée notait que le résultat était décevant. Jean, le moniteur l’avait repris :

— Non, ce n’est pas décevant. Décevant c’est quand un résultat n’est pas conforme, en moins bien, à ce que l’on pouvait en attendre. Dans votre cas, le fait que vous ayez réussi à monter dans la voiture sans écraser personne ni vous vautrer, serait plutôt une réussite. Non, je dirai que ce résultat est « conforme ».

La veille du deuxième examen, alors qu’il avait repris une dernière leçon, il s’était enquis auprès de l’animateur de ses chances de succès :

— Vous avez les mêmes qu’une moule du bassin d’Arcachon de visiter le zoo de Vincennes. Si on ne le fait pas pour vous, ça risque pas d’arriver.

Et devant la mine déconfite d’Amédée il avait précisé, en riant :

— Mais non, je plaisante. Tout va bien se passer. Tout sera conforme à nos attentes.

Et de fait, lorsque l’inspecteur arriva, il n’oublia pas de vérifier qu’il n’était pas en prise. Mais il s’attendait tellement à y être, qu’il débraya, baissa le levier. Levier qui était au point mort et ce faisant il enclencha le levier sur la seconde et relâcha l’embrayage.

La secousse fut nettement plus violente que la première fois.

A tel point que la tête d’Amédée, qui avait oublié de mettre sa ceinture, passa à travers le volant. Ainsi que sa main droite.

Il regardait toujours à droite avec un air un peu plus ahuri et surpris que la première fois.

Jean raconterait souvent cette anecdote à ces amis :

— Je vous jure, on aurait dit un Picasso. Mais un Picasso qu’aurait été joué par Bourvil.

Il varierait les versions avec les années :

— Attends, le mec il avait l’air aussi surpris que si on lui avait greffé une couille sur le nez.

Et finirait lors de repas de famille:

— Héhéhé, cette tête qu’il avait, ce regard. On aurait dit Hitler venant d’apprendre que son deuxième prénom était Moshe.

Ce deuxième échec mit durablement à mal la confiance d’Amédée. Son professeur d’auto-école avait commenté : « déjà qu’avec la confiance, on était dans l’aléatoire, avec le doute on va rentrer dans l’illusoire ». Amédée prit encore 6 mois de leçons de conduite à raison d’une tous les 15 jours. La session était si stressante pour l’un comme pour l’autre qu’ils avaient du mal à remonter en selle plus souvent. Mais bonne nouvelle, Amédée ne laissait plus jamais la voiture en prise.

Le troisième essai, presque un an jour pour jour après le premier, eut lieu avec la même examinatrice.

Elle le reconnut aussitôt et ne put réprimer un sourire. Elle avait raconté l’anecdote la veille.

Ce qu’elle ignorait encore à ce moment, c’est qu’elle allait pouvoir l’enrichir d’un deuxième passage savoureux.

Amédée démarra correctement après avoir tout vérifié, prise compris. Ils roulèrent dans un Paris presque désert pendant 10 minutes. Amédée ne conduisait pas bien, allait trop lentement, était tendu mais après tout il n’avait mis personne en danger. Il tendait vers une livraison du précieux sésame, lorsque Jeanne dit :

— Garez-vous derrière la voiture bleue.

Sauf qu’il n’y avait pas de voiture bleue. Jeanne aimait beaucoup cette petite feinte qui permettait d’observer le comportement d’un conducteur en état de stress. Elle n’avait pas imaginé une seule seconde que le stress allait tordre les boyaux déjà soumis à rude d’épreuve d’Amédée qui péta très peu discrètement. Le bruit fut oublié dès que l’odeur se fit connaitre et dans la stupeur générale, Amédée fixait stupidement l’examinatrice, tout en continuant à conduire.

Ils rentrèrent de biais dans la voiture verte, la tête d’Amédée venant à la rencontre du pare-brise, lui se retrouvant dans une position qui ferait dire à Jeanne :

— Et la deuxième fois, après avoir lâché une sorte d’Hiroshima du pet, il reste la tête contre le pare-brise sans bouger. On aurait dit Hitler dans son bunker quand il apprend qu’il n’y a plus de pâtée pour ses chiens.

Ce troisième échec, gênant pour tout le monde, sonna le glas de son passage chez « Ecole Auto, l’auto-école qu’il vous faut ». Mais Amédée, qui venait de rencontrer Gertrude, n’entendait pas renoncer.

Il s’inscrit dans une auto-école près de chez lui dans le 20eme arrondissement et 6 mois plus tard, il eut droit à un quatrième échec, suivit d’un cinquième qui figure encore dans toutes les écoles de conduites.

Amédée n’était pas stupide, loin de là, mais les examens le mettaient dans un état second. Alors qu’il venait de finir l’examen, que tout se passait bien, enfin aussi bien que possible pour lui, l’inspecteur, un nouveau, lui posa deux questions théoriques, une nouveauté.

— Où se trouve la valve de la roue arrière ?

En entendant la question, le moniteur songea qu’on cherchait à dépister les mongoliens un peu tardivement.

Amédée expliqua fièrement qu’elle se trouvait en bas de la roue. L’inspecteur lui demanda d’aller vérifier :

— Je ne comprends pas, elle est en haut, la dernière fois elle était en bas. Mais ça doit être la même je pense.

Le moniteur songea que le test fonctionnait plutôt bien, l’inspecteur mit très exactement 7 minutes à cesser de rire et ne put, sans se déjuger, donner le permis à Amédée.

Amédée et Gertrude s’installèrent dans leur petit appartement vers Nation. Heureusement pour lui, Amédée n’avait pas besoin de son permis de conduire pour travailler. Il était comptable chez Gallimard et il lui suffisait de prendre la ligne 1 pour se retrouver à 10 à 15 minutes à pied de son travail. Mais passer son permis devenait une obsession. Et sa femme l’avait motivé de la pire des manières :

— Allons Amédée, tout le monde peut passer son permis de conduire. Il n’y a aucune raison pour que tu n’y arrives pas.

Ce n’était pourtant pas les raisons qui manquaient : Amédée et la conduite étaient antinomiques, comme chat et eau. Mais plus les échecs se succédaient, plus Amédée en faisait une question de principe, taillait ce succès comme une pierre cardinale de sa vie. Pouvait-on prétendre avoir réussi sans être capable de passer le permis ?

A son dixième échec, il retomba sur Jeanne et la gêne fut totale, immédiate surtout lorsque elle demanda à la cantonade :

— J’espère que personne n’a mangé de flageolets hier.

Trente ans plus tard, elle dirait encore :

— Vous auriez vu sa tête, j’ai cru qu’il allait se chier dessus. On aurait dit Hitler devant un steak d’autruche.

Ce dixième essai découragea Amédée. La naissance de sa fille, Lucile, sa promotion chez Gallimard qui le fit passer comptable en chef, l’éloignèrent des voitures pendant 3 ans. Ils partaient en vacances en train, la belle affaire.

Mais le doute revint, l’envie de briller aussi et il rechuta.

Son examinateur, un jeune, Jacques, fut très agréable et, jusqu’au dernier moment, Amédée y crut.

Oui, ce onzième essai serait le bon, la pause avait été bénéfique.

Enfin, Jacques dit :

‑ Voilà, je vous laisse faire la manœuvre que vous souhaitez.

Lorsqu’on vous laisse choisir, personne ne prend le créneau. Amédée choisit, comme la plupart des candidats le demi-tour.

Et se retrouva en sens interdit. Avec un petit papier blanc dans les mains.

Jacques raconterait longtemps cette anecdote :

— Vous auriez vu sa tête, on aurait dit Hitler qui trouve une kippa dans sa garde-robe.

Le vingtième essai devait être le bon. Il était à nouveau papa, nouvelle promotion et sa mère venait de se remettre d’un cancer douloureux.

L’inspecteur, encore un nouveau, le 8eme depuis ses débuts, arriva manifestement alcoolisé.

Amédée fut impérial, même si l’odeur de vinasse l’incommodait. Lors de la dernière manœuvre, qu’il réussit parfaitement à la surprise de son moniteur, il regarda l’examinateur qui dormait du sommeil du juste.

Il ouvrit les yeux quelques instants plus tard :

— Hein, quoi ? Vous êtes qui ?

— Mais, mais Amédée Fauchard.

— Qui ? Il regarda autour de lui, paraissant ne pas comprendre ce qu’il faisait là. Non mais je suis en congés là.

— En congés ? Mais et le permis ?

— Quoi le permis, je peux pas vous le donner, je suis en congés.

Et s’il avait pu se souvenir de la tête d’Amédée, il aurait surement dit :

— On aurait dit la tête de Hitler avant de se suicider.

Amédée enchaina les échecs automobiles tandis qu’il alignait les succès ailleurs :

— Troisième enfant, nouvelle promotion, amour parfait.

Il écrasa un chat pour sa vingtième tentative.

— Vous auriez vu ma tête, évoquerait plus tard l’examinatrice, on aurait dit Hitler le jour où Rudolf Hess est parti pour l’Angleterre.

La trentième fois, jour des 10 ans de la petite, il oublia de passer la 5ieme sur l’autoroute. Lorsque l’examinateur lui demanda, pour le faire percuter, combien de rapport il avait, Amédée répondit :

— En ce moment 2 par mois, mais c’est parce que ma femme est souvent malade.

— Vous auriez vu ma tête : Hitler dans un camp de nudiste à Jérusalem.

La trente-septième fois, épuisé par les maladies des trois enfants, la sinusite de sa femme, l’arrivée de sa belle-famille et un rhume carabiné, lorsque l’inspectrice lui demanda ce qu’il attendait alors qu’il était au stop depuis 30 secondes, il répondit :

— Ben que ça passe au vert, et reçut le petit papier blanc…

La 45ème tentative fut particulièrement douloureuse. Par un hasard méchant de la vie, il passait son permis le même jour que son fils. Ce dernier rentra à la maison avec le papier rose, le jour où son père, retombant sur Jeanne, proposa une sorte de compilations de tout ce qui pouvait aller mal durant 15 minutes de conduite.

Ses deux filles obtinrent le sésame du premier coup, lors de son 52 et 54 essais.

Dès lors, la vie d’Amédée et des siens sombra petit à petit. Amédée vivait, parlait permis de conduire du soir au matin. Plus rien ne l’intéressait qu’enfin obtenir ce précieux papier qu’il tentait vainement d’acquérir depuis près de 30 ans.

A la question :

— Mais pourquoi t’obstines-tu ? Il répondait invariablement « parce que j’en ai besoin ».

— Tu as besoin du permis ? Mais ça fait 30 ans que tu t’en passes.

— J’en ai besoin pour moi, pour me prouver que je peux le faire.

— Mais justement, tu ne peux pas !

Et la sincérité avec laquelle cette dernière remarque tombait, ce couperet ne faisait que renforcer sa détermination.

Il en perdit le sommeil, son travail s’en ressentit et il rata la promotion qui lui était garantie depuis des années. Sans devenir irascible, son humeur connut des hauts et des bas désagréables pour tout le monde.

Lorsque son fils annonça qu’il quittait la maison pour un tour du monde en voiture, Amédée fut à deux doigts de le déshériter. Ce qu’il songea réellement à faire pour la petite dernière qui voulait devenir « la première championne du monde de rallye ».

Lorsque ses amis organisèrent une petite sauterie pour fêter son 75 ième échec, lui si léger, si prêt à l’auto dérision, fut mortifié, non par la fête, mais par le gâteau, commandé deux jours avant, qui prouvait que personne n’avait songé qu’il put réussir.

— Je vais finir seul et clodo si ça continue, eut-il la force de réaliser.

Sa femme lui battait froid, ses enfants n’osaient plus lui adresser la parole, ses amis s’éloignaient, et son travail, devenu purement alimentaire ne lui procurait aucune joie.

Il se promit, d’un serment solennel, de ceux qui ne servent à rien, qu’il réussirait son 85eme passage. Mais il y avait une équipe de télévision, venu observer « l’homme qui avait le plus raté son permis » et il échoua lamentablement.

— On aurait dit Staline le jour de l’invasion de la Russie.

Il fêta sa retraite et ses 60 ans le même jour, sans plaisir, ni joie.

Même la naissance de son premier petit enfant ne lui mit aucun baume au cœur :

— Tu auras le permis avant moi !

Et la jalousie, la rancœur à l’encontre du nouveau-né lui enlevaient toute satisfaction.

Il passa sa retraite à tenter d’avoir le permis mais ce qu’il gagnait en expérience, il le perdait en réflexe, dynamisme.

Le jour de ses 75 ans, il passait son permis pour la 92ieme fois.

Le moniteur lui avait dit que ce serait la dernière fois. Personne ne vous donnera le permis à plus de 75 ans, pas après 92 échecs. Si vous aviez un problème, ils se sentiraient responsables, pourraient peut-être perdre leur poste.

Amédée n’avait pas besoin de cette pression supplémentaire mais il fit contre mauvaise fortune bon cœur :

— Qu’il en soit ainsi, je me sens bien.

Lorsqu’il faisait défiler toutes ses tentatives, tous ses échecs, les plus douloureux n’étaient pas les plus ratés comme les premières fois, non, les plus douloureux étaient ceux où il était passé si près. A tel point qu’il ne savait pas s’il pourrait supporter un nouvel échec, qui soit « presque un succès ».

— Je devrais peut-être tout planter, pour être sûr, n’avoir pas de regrets.

La pensée qu’il put ne pas avoir de regret après avoir passé 55 ans de sa vie, plus de 2000 heures de conduites, près de 100 000 euros à tenter d’obtenir le sésame le fit sourire et il passa l’examen détendu.

Il ne fit aucune erreur. Rien. L’examinateur fut sympathique, ne demanda que des choses classiques et au moment de se garer, proposa à Amédée de faire un créneau.

Des créneaux, Amédée en avait réussi des dizaines, sinon des centaines dans sa carrière de candidat.

Et il ne sentit aucune pression, mais de la joie, ça y était, enfin. Il était à un créneau du succès, du bonheur. Il allait pouvoir remettre sa vie d’aplomb, se réconcilier avec sa femme, ses enfants, apprendre à connaitre ses petits-enfants, renouer peut-être avec quelques amis.

Sans qu’il s’en rende compte, Amédée, bouleversé par lui-même, s’était mis à pleurer, à chaudes larmes. Pour tout dire, toutes les larmes de son corps sortirent, toutes ces larmes de colères, d’angoisse, d’injustice qu’il avait retenues pendant ces 92 tentatives, ces 55 années, déferlèrent. Lui brouillant la vue, le rendant quasi aveugle. Il fit ce créneau à l’oreille plus qu’à la vue, cogna devant derrière, érafla l’aile, totalement inconscient de ce qu’il faisait mais satisfait.

Enfin, il regarda, derrière ses larmes, l’examinatrice, heureux, attendant le précieux sésame.

Avant la réforme de l’examen, lorsque l’examinateur remettait directement sa décision en tendant le papier rose, il aurait eu son permis. Elle n’aurait pas eu le cœur de lui refuser, pas en l’ayant en face. Mais en 2017, la décision est envoyée par courrier, et l’empathie fonctionne moins bien à distance.

Elle le remercia, le moniteur aussi. Amédée les quitta satisfait, heureux.

Elle dirait plus tard « Il m’a fait tellement de peine, je crois que j’aurais pu réconcilier Hitler et Staline, avec un sourire comme ça ».

On retrouva son corps, dans la cage d’escalier, foudroyé sept jours plus tard. Il tenait à la main la décision, le papier blanc.

Et voici la réalité…

Il rate son permis 92 fois

Un homme prend son reflet dans le miroir pour un inconnu

Les liens qui m’enserrent les poignets me font mal. Je ne me souviens pas avoir connu une telle douleur jusqu’à ce soir. À vrai dire, je n’ai jamais ressenti la douleur. Sur mon dos, un gros balaise pèse de tout son poids pour me maintenir au sol. Son genou appuie sur ma colonne vertébrale. Ça me fait un mal de chien. Je me débats. Une main s’abat sur mon visage. La douleur, ma vue se trouble, ma bouche est envahie de liquide. Ce goût… Je le reconnais… Du sang… Mon sang ! J’ai mal. Mes bras sont engourdis. Je jette mes dernières forces dans une tentative pour me dégager de l’emprise du gros balaise. Mes dernières forces. C’est étrange. Je ne manque jamais de force. Je n’ai jamais manqué de force jusqu’à ce soir. Le gros balaise m’assène à nouveau un coup de poing. Juste avant de perdre connaissance, derrière moi, quelque part dans la pièce, j’entends un homme vociférer.

« On l’a coincé ce salopard ! »

J’ouvre les yeux. Je ne suis plus chez moi. La pièce blanche éclairée par des néons est un peu vide. Je suis assis sur une chaise devant une table à laquelle je suis menotté. La table est fixée au sol. De l’autre côté de la table, il y a deux chaises vides. Et c’est à peu près tout ce qu’il y a dans la pièce. De toute évidence, je suis dans une salle d’interrogatoire. Pourquoi ? Je rassemble les pièces du puzzle de cette soirée. Les coups de poing. Les vociférations. L’agitation. Les douleurs. Un sacré bordel. C’est encore un peu flou. Cet abruti a tapé fort, très fort ! Tout est embrouillé. Je n’arrive pas à remettre les événements dans l’ordre.

Réfléchir. Reconstruire les souvenirs de la soirée. Je suis perdu dans la chronologie. Ma mâchoire encore endolorie me suggère que ça ne fait pas très longtemps que ce poing s’est abattu sur mon visage. Quelques heures, tout au plus. Je dois me concentrer. Je dois me rappeler. Pourquoi suis-je menotté à une table dans une pièce vide ? Que s’est-il passé pour que je me retrouve à attendre ainsi ? Attendre. Attendre, certes, mais quoi ? À un moment, la porte va s’ouvrir. Quelqu’un va venir me parler. Je vais probablement être interrogé. Je ne sais pas ce qu’on me reproche. C’est manifestement suffisamment grave pour qu’on décide de me menotter à une table fixée au sol.

Le sol. Plus tôt dans la soirée, j’ai été violemment projeté sur mon parquet pour y être malmené, menotté et assommé. Je ne m’y attendais pas. J’étais assis sur mon canapé. Je fixais le mur, plongé dans mes pensées, quand la porte a volé en éclats. Des hommes se sont précipités dans mon appartement. J’ai à peine eu le temps de réaliser ce qui se passait que deux d’entre eux étaient déjà sur moi. La suite, je me débats, on me frappe… Rideau noir… Puis je me retrouve dans cette pièce !

Je lève les yeux vers le mur en face de moi. C’est ce que je faisais au moment où tout est parti en vrille. Je fixais mon mur. Dans cette salle d’interrogatoire, une grande partie de la surface du mur est recouverte d’un miroir. Et LUI ! Il me fixe. Il me dévisage. Il imite à la perfection le moindre de mes gestes. Des bribes de souvenirs me reviennent.

« Qui êtes-vous ? »

Il m’imite mais je n’entends pas ses paroles. Je n’entends que ma voix ! Les pièces du puzzle se remettent en place. Tout a commencé avec une putain de glace et Lui ! C’est Lui qui est à l’origine de mes emmerdes. Lui qui est là à me dévisager alors qu’il ne devrait pas y être ! Je me souviens maintenant ! Tout allait bien pour moi jusqu’à ce qu’Il apparaisse devant moi. C’est à cause de Lui que je me suis fait prendre.

********

Je suis sorti peu après le coucher du soleil. L’heure idéale pour aller tâter le pouls de la ville. Je n’ai pas vraiment de rituel mais une bonne soirée commence toujours par une ballade dans les rues animées. Je marche. J’observe le va-et-vient incessant. Les travailleurs épuisés de leur journée qui, le dos rond, regagnent leurs pénates. Je ne les aime pas trop mais ils sont parfois intéressants. Les jeunes adultes, plus en forme, qui s’empressent de rejoindre un de ces lieux de beuverie quelconque dans lequel ils passeront quelques heures à enchaîner les verres. Ce sont mes préférés, surtout après la fermeture des bars.

Voilà une heure que je déambule nonchalamment quand je sens une présence fantomatique. Personne ne me suit mais je perçois cette présence. Du coin de l’œil, j’aperçois son reflet dans les vitrines des boutiques qui se trouvent sur mon chemin. Après quinze minutes de ce petit manège, je décide de le confronter. J’emprunte une ruelle sur ma droite et m’arrête immédiatement dos au mur pour le saisir par le col et lui donner une bonne leçon. Je ne peux prendre le risque d’avoir quelqu’un qui me suit. Je vais lui foutre la trouille de sa vie et ce sera réglé.

Personne. Personne ne m’a emboîté le pas dans la ruelle. Il a sûrement compris mon intention. Il a probablement rebroussé chemin. À moins que… Peut-être me suis-je inquiété pour rien. Peut-être que personne ne me suivait. Il faut avouer que je suis un peu fébrile ce soir. Je n’ai pas chassé depuis quelque temps. Cela m’arrive parfois de cesser toute activité durant quelques semaines. Je me mets en retrait. Je me repose. Ce n’est pas à cause de la fatigue que je dois me reposer. Je ne fatigue pas. C’est un irrépressible besoin de faire le vide qui me pousse à m’éclipser. Je fais le vide. Je dors d’un sommeil lourd et chimique. C’est confortable. Quand je me réveille, je suis prêt à repartir en chasse.

Cinq longues minutes que je suis adossé à ce mur pour m’assurer que je ne suis pas suivi. L’excitation de la chasse me rend un peu paranoïaque. Une fois certain que personne ne m’a pris en filature, je repars d’un pas léger. Je déambule au gré des rues et ruelles de la ville. L’excitation de la chasse aiguise mes sens. Je suis alerte. Il ne faut pas longtemps avant que je ressente à nouveau cette présence. Toujours dans le coin de l’œil. Impalpable. Invisible. Puis tout bascule.

Un miroir dans la vitrine d’un magasin de vêtements. Et LUI qui me contemple ! Personne ne se tient debout à côté de moi et pourtant je vois son reflet dans ce miroir. LUI ! Il me toise du regard ! Je panique. Je regarde autour de moi et je ne le vois pas. Je regarde ce miroir et le voilà qui me fixe. Suis-je en train de devenir fou ? J’arrête un couple qui passe par là. Je leur demande s’ils voient ce type qui me dévisage. La femme me jette un regard mi-interrogateur mi-moqueur. L’homme part dans un rire sonore. C’est vexant mais j’insiste. Putain ! Je veux savoir ce qui se passe ! L’homme me répond.

« Heu… Je vois votre reflet dans le miroir ! »

Face à mon incrédulité et comme pour me prouver qu’il a raison, il se met à côté de moi, face au miroir.

« Vous voyez ? Je suis là, à côté de vous ! »

Impossible ! Impossible ! C’est impossible ! Je… Je ne peux pas… Non… C’est impossible ! Je ne peux pas avoir de reflet dans ce miroir ! Les vampires n’ont pas de reflet. Les miroirs ne peuvent réfléchir la nature insaisissable du vampire. Personne ne peut voir le reflet d’un vampire dans un miroir. Je suis un vampire. Je n’ai pas de reflet ! Ce n’est pas moi !

Je comprends ce qui se passe. Ma chance a tourné. Je n’avais jamais croisé de chasseurs de vampires. C’est maintenant chose faite. J’aurai dû me douter qu’ils avaient des ruses pour nous diminuer et nous traquer. Celle-ci est particulièrement réussie mais on ne me la fait pas ! Je ne sais pas comment ils ont réussi ce prodige mais je comprends que ces deux-là ne sont pas un simple couple. Ils ne sont pas innocents. Ce sont des chasseurs de vampires. Ils veulent me faire la peau. Ils ne m’auront pas !

Je saute au cou de l’homme. Je ne lui laisse aucune chance de saisir ses armes. Je plante mes dents dans sa gorge. Pas pour me nourrir, non. Pour lui arracher la carotide. Son sang envahit ma bouche, éclabousse mon visage, ruisselle sur mes vêtements. Il s’affaisse sur le trottoir. Il est déjà mort quand sa tête touche le sol. La femme hurle. Bien, elle non plus n’aura pas le temps d’agir pour me tuer. D’un bond me voilà sur elle à planter mes crocs dans sa gorge. Son sang gicle. Il inonde le bitume. Elle s’effondre. Je hurle. Un hurlement de rage et de satisfaction.

« Vous ne m’aurez pas ! Vous ne m’aurez jamais ! »

Autour de moi des passants crient et partent en courant. D’autres ont dégainé leur téléphone portable pour appeler à l’aide, pour filmer. Je saute sur le plus proche. Un quinquagénaire en costume bon marché. Il n’a pas le temps de réagir. Il cri tandis que de sa gorge part un magnifique jet rouge qu’il essaie vainement de retenir en appuyant ses mains. Tout n’est plus que chaos autour de moi. Des gens hurlent, courent, trébuchent, se bousculent. D’autres se tiennent à distance, effrayés, le bras tendu en train de me filmer. Tous prêts à fuir. Je ne peux pas m’occuper de tout ce monde. Quand je chasse, je m’occupe d’une ou deux proies dans la soirée. Jamais plus. C’est la règle d’or pour ne pas se faire prendre. Je pars en courant. Je dois me réfugier. Je dois regagner mon appartement. Ils ne m’y retrouveront pas. Personne ne m’y retrouvera.

Je suis chez moi, à l’abri. Assis dans mon canapé, je fixe le mur. Je suis calme mais inquiet. Comment m’ont-ils identifié ? Comment ont-ils réussi à me faire croire que je pouvais me voir dans un miroir. Ce n’est pas possible, je suis un vampire. Impossible ! Ce n’était pas moi ! Je n’ai pas de reflet !

********

« Impossible ! Ce n’était pas moi ! Je n’ai pas de reflet ! »

Le commissaire se tenait derrière le miroir sans tain depuis une heure. L’homme menotté répétait cette même phrase en boucle. Retrouver l’auteur de ce triple homicide avait été facile tant il y avait de témoins. Beaucoup d’entre eux avaient filmé la scène. Et, il faut bien l’avouer, un homme couvert de sang qui court en hurlant qu’il est un vampire, c’est difficile à rater. Il n’a fallu que deux petites heures à ses hommes pour le retrouver. Le suspect était tranquillement revenu chez lui. Drôle de comportement pour un homme qui venait de sauvagement assassiner trois passants.

Il était là, assis, immobile quand ils ont fait voler sa porte en éclats. Une fois le suspect maîtrisé, les policiers ont procédé à une fouille minutieuse de l’appartement. Les vêtements ensanglantés de l’individu étaient négligemment jetés sur le carrelage de la salle de bain. Il avait pris le temps d’une douche comme s’il ne s’attendait pas à être retrouvé. Mais c’est dans une petite pièce à côté de la chambre que les agents de police firent la découverte la plus inattendue.

Une voix dans son dos tira le commissaire de ses pensées.

– Bonsoir commissaire. Je suis le docteur Trussard.

– Bonsoir docteur. Merci d’être venu aussi vite.

– L’appel que j’ai reçu m’a laissé l’impression que je n’avais pas tellement le choix.

– En effet, docteur… Nous avons interpellé cet homme derrière la vitre. Lorsque nous avons fouillé son appartement, nous avons trouvé vos coordonnées.

– Oui, je suis le psychiatre de Pierre. Pourquoi a-t-il été arrêté ?

– Vous pouvez me décrire de quoi il souffre ?

– Pierre est atteint d’un trouble dissociatif.

– Trouble dissociatif ?

– Un trouble de la personnalité. Le cas de Pierre est… particulier. Il est persuadé d’être un vampire.

– Un vampire… Il boit du sang ?

– Grands dieux, non commissaire ! La pathologie de Pierre est certes profonde mais il a surtout adopté des comportements inoffensifs qu’il croit être ceux d’un vampire. Il fuit la lumière du jour. Il vit essentiellement la nuit. Il est persuadé que l’ail peut le tuer. Il va jusqu’à ignorer son reflet dans un miroir. Mais ça s’arrête là. Qu’a-t-il fait pour que vous l’arrêtiez ?

– Vous êtes sûr qu’il n’a jamais parlé d’une attirance pour le sang ?

– Jamais durant nos séances, il n’a mentionné d’appétence pour le sang. Croyez bien que s’il l’avait fait nous aurions pris nos dispositions et adapté son traitement. D’ailleurs durant son dernier internement, il a même montré des signes d’améliorations.

– Internement ?

– Pierre fait des allers-retours réguliers depuis 5 ans dans mon service. De sa propre initiative. Il sait quand il ne va pas bien et quand c’est le cas, il nous demande de l’interner. Son dernier séjour s’est terminé avant-hier.

– Ha !

– Commissaire… Allez-vous enfin me dire ce qu’il se passe ?

– Docteur, vous allez peut-être devoir ré-examiner vos thérapies… Votre patient est en détention pour le meurtre de trois personnes un peu plus tôt ce soir.

– Meurtre ? Je… Je ne comprends pas ! Jamais il n’a montré de penchant pour la violence…

– Et pourtant…

– Je ne comprends pas comment il a pu décompenser à ce point ! Au point de tuer…

– Docteur… Les meurtres de ce soir nous ont permis de l’interpeller mais… Ce n’était pas sa première fois.

– Comment ça ? Que vous voulez vous dire ?

– En fouillant son appartement nous avons fait une découverte inattendue… Votre patient conservait des bocaux remplis de sang chez lui. De nombreux autres indices retrouvés sur place nous portent à croire que Pierre est un tueur en série.

– Pierre ? Un tueur en série ?

– Et pas n’importe lequel, il nous échappe depuis presque 5 ans… Selon toute vraisemblance, Pierre est l’Exsanguinateur !

********

Extrait d’enregistrement de séance de psychothérapie. Semaine 26 après internement.

Thérapeute : Dr Jean Trussard – Patient : Pierre S.

– Bonjour Pierre, comment allez-vous aujourd’hui ?

– Bien docteur Trussard. Avant de commencer, j’aimerai vous poser une question…

– Je n’y vois pas d’objection… Allez-y…

– Il y a une chose que j’aimerai comprendre. Pourquoi m’avez-vous livré à ces chasseurs de vampires ? 

Et voici la réalité…

Un homme prend son reflet dans le miroir pour un inconnu

Le village italien où il est interdit de mourir

Je suis né le 17 juillet 1916, dans la Somme. Une sacrée bataille. Une bataille dont on parle dans les livres d’histoire. Une bataille qu’on devrait nommer boucherie. Une bataille dont le sang n’aurait jamais dû cesser de couler sur ses responsables et leurs descendants. Mais en 1917 comme en 2017, la justice n’a rien à voir avec l’histoire et les enfants et petits-enfants des puissants continuent à déverser le sang des autres pour défendre leurs privilèges. Qu’est-ce qu’une mort quand elle n’est ni la vôtre, ni celle d’un de vos proches ? Un test d’empathie, une mise à l’épreuve de votre capacité à souffrir pour les autres. Mais lorsque l’on vous élève avec l’idée que vous valez mieux et plus que les autres, une mort n’est qu’une statistique. Les cent dernières années ne me dédieront pas.

Cent ans… Je vais avoir cent ans et j’aurais passé toutes ces années orphelin. Tandis que ma mère se vidait de son sang en me donnant la vie dans une base arrière de la Somme, mon père, quoi qu’il ait été, déversait son hémoglobine dans une tranchée, dans un no man’s land, sur des barbelés. Ma mère, une des nombreuses prostituées amenées par un état français qui payait cher en alcool et en putes à sacrifier. Ma mère, morte pour la France, qui ne recevrait jamais aucune médaille. Peu importe, seuls les morts méritent des médailles et seuls les vivants les reçoivent.

Cent ans orphelin. Cent ans sans famille.

Non, pas sans famille. Sans parents. Car la famille, je l’ai construite moi-même. Quinze ans d’orphelinat. Et de 1917 à 1932, les orphelinats pour indigents s’apparentaient plus à des maisons de correction ou des prisons, qu’à des jardins d’enfants. Quinze ans à souffrir de la médiocrité des professeurs, des proviseurs, des pions, des directeurs. Toute une chaine de mesquinerie, de méchanceté et de petitesse. Des êtres misérables, si malheureux qu’ils ne pouvaient supporter le bonheur, ou son ersatz. Dévorés par la jalousie, ils nous marquaient au fer rouge de leur insignifiance. Mais la jeunesse a ceci d’unique qu’elle emporte tout, résiste à tout… parfois. J’ai vu mes camarades sombrer, qui dans le pas de ses geôliers, qui dans la voie du mouton, qui dans le crime à la petite semaine. J’ai résisté. Résisté encore. Résisté toujours.

À quinze ans, j’ai quitté ma prison, pris mon envol. Je n’avais rien, mais je ne vous dirais pas que je n’avais donc rien à perdre. Ne rien avoir n’est pas suffisant. Encore cette absence doit-elle s’accompagner de la force, de la volonté et de la folie qui permettent tout, n’interdisent rien. À quinze ans, orphelin depuis toujours, ayant comme modèle des nains, je décidai d’être un géant.

En 1931, la France restait un pays agréable à vivre. Pas facile, mais agréable.

Après la fuite de mon orphelinat, j’ai décidé de descendre à Paris.

Paris, Londres ou New York : quelles autres villes permettaient la grandeur, la folie des grandeurs ?

Ne parlant que français, Londres et New York viendraient plus tard.

Je ne savais rien, mais je devinais beaucoup. J’observais les humains, leurs codes, leurs rituels, ce qu’ils pensaient masquer, ce qu’ils croyaient laisser voir.

Je parlais peu. Écoutais beaucoup.

Je me suis vite retrouvé dans une petite bande, œuvrant pour un caïd local dans les environs de Belleville. À l’époque, on se souvenait des apaches, mais c’était les titis parisiens qui régnaient dans la rue.

Vol à la tire, arnaque au bilboquet, séduction de vieille fille, j’ai touché à tout, et grimpé les échelons rapidement.

La pègre de l’époque ne ressemblait pas beaucoup à celle d’aujourd’hui.

Quand j’y repense, quelle différence.

Titis parisiens, émigrés portugais, italiens, espagnols, tous se mélangeaient pour arnaquer, droguer, prostituer, voler.

Il y avait moins de violences, beaucoup moins de violences.

Non, je mens.

Il y avait moins d’agressivité, d’une manière générale, on pouvait passer une bonne soirée, une soirée tranquille, mais il était aussi possible, sinon probable de se prendre un coup de schlass en rentrant et de finir dans le caniveau. On ne cherchait pas à cacher les cadavres alors. Un terrain vague suffisait. Terrain vague, encore une chose qui a disparu.

À force d’observer, de tout accepter, de travailler, j’ai atteint les cimes de la pègre Bellevilloise. Ce qui représentait le haut du panier du Milieu français.

Je ne faisais plus, je faisais faire. J’habitais toujours Belleville, rue Piat, avec une superbe vue sur Paris, mais je n’allais plus au contact.

L’argent de mes larcins remontait jusqu’à moi. Jusqu’à moi et mes deux associés.

J’aspirais au gigantisme. Et un géant ne l’est jamais complètement tant qu’il peut regarder quelqu’un dans les yeux. Il faut que les autres lèvent la tête pour regarder un géant.

Je me suis donc débarrassé, un par un, de tous ceux qui me toisaient.

Jusqu’à être le seul géant de Paris.

Je contrôlais plusieurs milliers de personnes, j’avais des dizaines de lieutenants. Une quantité énorme de la drogue, de l’alcool de contrebande, des jeux, des revenus de la prostitution remontait jusqu’à moi.

J’avais atteint cette stature où peu importe la provenance de l’argent, il vous donne une réputation, une prestance. Et permet aux autres riches honnêtes, ceux qui font leur fortune sur les cadavres de 14-18, de vous accepter dans leur monde.

Le premier échelon gravi, il me restait Londres, puis New York.

Et alors je serais le seul géant.

J’en étais là de mes ambitions quand 1940 sonna.

Le moment idéal pour quitter Paris. Le timing parfait pour investir une ville : la guerre.

Quel moment plus propice aux pots-de-vin, à l’argent vite gagné, que la guerre ?

Mais il fallait jouer serré.

Le gouvernement anglais, à l’inverse du français, tolère moins les parvenus.

Ils sont entre Lords et dédaignent les roturiers.

Mais lorsque l’on écoute, patiemment, on finit toujours par trouver la faille.

Et je la trouvai. Petit à petit.

Et je devins le roi de Londres.

En 1946, toujours couronné, je partis pour New York.

Mes bases françaises et londoniennes avaient subi le contre coup de la paix, mais je restai le numéro 1 européen.

New York allait me permettre de tout rafler.

Cela ne pouvait pas être autrement.

Cela serait donc.

Je n’avais pas prévu la possibilité de l’amour.

J’avais possédé de multiples femmes, certaines m’avaient même amusé pendant quelques semaines, quelques mois parfois, jamais plus. Et à la première incartade, je m’en séparais.

Dès qu’elles cherchaient à afficher leur pouvoir, je les quittais.

Je ne craignais rien de ce côté-là.

J’aurais dû le savoir.

L’ennemi attaque toujours par le flanc le plus à découvert et mon cœur, que je croyais de pierre, s’offrait à l’attaque.

Barbara.

Barbara Stanwyck.

Il a fallu que je tombe amoureux de Barbara Stanwyck.

J’étais aux USA depuis 3 ans, j’avais fait tomber New York, Chicago, Miami et je me partageais entre NY et LA.

Quelle beauté, quelle femme !

On l’appelait « The Queen », parce qu’elle était une reine sur et en dehors des plateaux.

Je l’ai aimée à la première rencontre et j’ai su aussi surement que je l’aimais qu’elle ne m’accorderait jamais rien d’autre qu’une attention polie.

En 1950, elle avait 43 ans, j’en avais 34. Elle rayonnait, à l’apogée de sa puissance sexuelle, sa carrière au firmament, indétrônable.

En 1950, je toisai le monde, je baissai la tête pour observer, compter, ordonner, arranger, depuis plus de 15 ans.

Et tandis que je la fixai, je réalisai qu’elle me faisait face. Elle ne me toisait pas non, elle me regardait.

J’ai passé les 40 ans années suivantes à tenter de la séduire, à lui prouver mon amour, à la convaincre qu’elle pouvait m’aimer.

En pure perte et le pire, je le savais depuis le début.

Elle était lesbienne ont dit certains. Elle était bisexuelle ont ajouté d’autres.

Cela aurait pu me rassurer, expliquer mon échec, mais la réalité ne m’intéressait que lorsque je pouvais la tordre, la modeler. J’aimais Barbara Stanwyck alors je devais pouvoir l’amener à m’aimer, d’où qu’elle vienne, où qu’elle aille.

J’ai dépensé toute ma fortune mais plus d’argent ne représentait rien pour cette femme si riche. J’ai abandonné mes activités pour lui montrer l’homme que je pouvais être, elle y vit de la faiblesse, elle qui née dans les bas-fonds, glorifiaient la réussite, la volonté et le travail. J’ai voulu acheter Hollywood pour lui offrir, mais Hollywood s’était déjà donnée à elle, elle en était la reine. J’ai voulu lui offrir l’amérique, le monde,   j’ai pris des risques fous, j’ai tout joué, tout perdu, tout regagné, tout retenté cent fois et le 20 janvier 1990, Barbara Stanwyck, l’immortelle, est morte à Santa Monica, près de Los Angeles.

Le 20 janvier, j’ai tout perdu.

Mon univers a sombré. La mort de Barbara m’avait tout pris. Tout.

J’ai jeté un œil sur le roman de ma vie.

Je n’y ai rien trouvé. Pas d’amour. Jamais. Car le seul que j’avais à distribuer ne pouvait être reçu.

Alors j’ai décidé, comme je décidais toujours, de revenir aux choses importantes.

Je me suis installé dans un petit village italien. Un village que mes relations de Las Vegas ou d’ailleurs m’avaient conseillé.

Avec les restes, conséquents, de ma fortune, j’y suis devenu le géant.

J’avais été le géant du monde, je deviendrais le géant de mon village.

Un village qui vivrait pour moi. Par moi.

Un village qui vivrait sous mes règles.

Un village où je pourrais décider de m’attacher à quelqu’un. Peut-être.

Un village où il serait alors interdit de m’infliger la peine que Barbara m’avait infligée.

Un village où il serait interdit de mourir.

Un village où les habitants mourraient malgré tout.

Un village où, pour éviter ma colère, ma vengeance sur les membres de leur famille restant, ils iraient mourir ailleurs.

Un village où je ferais payer cher toutes les morts.

Et voici la réalité…

Le village italien où il est interdit de mourir

Il vit un an avec le cadavre de sa mère

Aujourd’hui, maman est morte.

Je m’étais retranché une petite heure dans mon bureau au fond de l’appartement pour lire, la laissant seule devant le téléviseur. Quand je suis revenu pour lui demander ce qu’elle souhaitait manger pour le dîner, je l’ai retrouvée les yeux fermés, le menton affaissé sur le cou, inerte. Je ne la trouvais pas dans son assiette depuis quelques semaines mais de là à s’éteindre comme ça, sans crier gare, pendant qu’elle regardait Des Chiffres et des Lettres… Je l’avais souvent alertée sur le fait qu’à défaut de mourir d’un cancer ou d’une attaque, elle mourrait d’ennui à suivre cette émission. Je ne croyais pas si bien dire. J’en rirais presque. Mais il y a plus urgent : maman voulait-elle être enterrée ou incinérée ?

J’ai l’impression qu’elle dort, que je vais la réveiller pour pouvoir lui demander de me préciser ses dernières volontés. Mais elle est bel et bien morte, sans souffle ni battement de cœur. Je me suis approché pour vérifier, posant mon oreille sur sa poitrine, lui pinçant le nez pour lui faire ouvrir la bouche… Rien. Comme si un interrupteur avait été actionné, coupant net ses fonctions vitales. Elle est partie comme elle a vécu : sans un mot.

Même à moi, son fils, le témoin vivant de sa capacité à produire de la vie, elle a fait preuve d’une avarice de paroles qui m’a toujours donné l’impression de ne pas exister. Nos échanges étaient strictement fonctionnels, concentrés la plupart du temps sur la météo, la liste des courses, les commentaires sur ce que nous voyions dans le petit écran, les ordres qu’elle me donnait… Et moi, le bon fils, guettant une ébauche de tendresse ou d’attention, espérant que le fait de vivre avec elle permettrait que notre relation produise enfin un semblant d’amour, je me suis exécuté vainement. J’ai accepté qu’elle me traite comme un objet ou un larbin, sans avoir une seule seconde obtenu une quelconque preuve d’affection ou d’intérêt. Comme si j’étais orphelin depuis ma naissance.

Ceci dit, techniquement, je suis orphelin. Depuis quelques minutes, à 100%. Je l’étais à 50% depuis 56 ans, puisque mon père avait disparu de la circulation lorsque maman était enceinte de moi. Peut-être me reprochait-elle d’être responsable de son malheur…. Je ne sais pas… Même ce sujet était l’objet d’un silence de plomb. Elle n’a jamais répondu à mes tentatives d’en savoir plus sur mon père, préférant éluder mes questions ou mentionner à quel point son passage dans sa vie aura été météorique. Elle a même évoqué sa certitude absolue qu’il était mort peu de temps après sa disparition. Dans ma tête, mon père était décédé, un pilier sur lequel je ne pourrais jamais m’appuyer. Je n’ai jamais connu d’autre homme que moi dans la vie de ma mère. J’étais orphelin, élevé par une femme qui se sentait veuve.

Mais je ne sais toujours pas quoi faire de toi. Je te regarde et je t’interroge : voulais-tu être enterrée ou incinérée ?

***

Quatre jours que tu es morte. L’odeur que tu dégages est terrible. Mais je tiens le coup. J’aère le salon la nuit, toutes fenêtres ouvertes. Je t’ai déplacé dans un angle mort de la pièce, de façon à ce qu’aucun voisin ne puisse voir ton corps sans vie.

Hier, j’ai eu la présence d’esprit de récupérer la petite clé que tu portais toujours sur toi, celle qui ferme le réduit accessible depuis ta chambre. Je me suis toujours demandé ce que tu y cachais et je n’ai pas été déçu : 5 m² d’un bazar indescriptible, une cage à papiers remplie de documents, de photos, de journaux, de cahiers… J’ai reconnu ton écriture sur presque tous les feuillets manuscrits que j’ai pris au hasard. Ton terrier secret – ne parlons pas de jardin, car ton âme sèche eut été incapable de faire pousser des fleurs ne serait-ce qu’en pensée – qui probablement me permettra d’en savoir plus sur toi. Et sur mon père, avec un peu de chance.

Peut-être aussi y découvrirai-je un testament, une expression quelconque de ta volonté quant au devenir de ton corps qui pourrit lentement. Vais-je t’enterrer ou t’incinérer ? Pour le moment, tu deviens poussière…

***

15 jours que tu es morte. De retour du travail, je poursuis mon entreprise d’archéologue de ta mémoire, lisant inlassablement les documents du cellier. Pour l’instant, rien à me mettre sous la dent pour y voir plus clair. Je ne sais toujours pas qui tu étais. Les cahiers que tu tenais depuis l’âge de 16 ans ne révèlent que des souvenirs sans grand intérêt : des photos de classe ou de famille – je connaissais à peine le visage de mes grands-parents qui vivaient soi-disant à l’étranger -, des papiers administratifs ou des quittances de loyer qui m’auront au moins permis de constater que tu n’auras habité que dans un périmètre de 1 kilomètre pendant toute ta vie, tous les bulletins scolaires que je te ramenais penaud, à toi qui auras lourdement insisté sur le fait que j’étais « limité »… Je cherche de la vie dans ces papiers mais ce ne sont que des traces inertes. Rien dans tes mots ne me laisse espérer d’y trouver un peu d’humanité. Tu vécus sans vie. À peine plus que maintenant, immobile dans le fauteuil du salon où tu commences sérieusement à te décomposer. Au moins, je peux constater de mes yeux vus qu’il se produit quelque chose de l’ordre de la nature dans ton corps : il fond. Mais qu’est-ce que je vais faire de toi ?

***

Déjà deux mois. Le pire est passé en termes de nuisances. L’odeur redevient supportable après ces dernières semaines infectes. Heureusement que nous sommes en hiver et que l’aération nocturne permet de limiter les effets de la putréfaction de ton corps… Je commence à voir tes os, à défaut d’avoir découvert grand-chose dans ta cage à papiers. J’ai dû éplucher à peine le quart de tout ce que contient ton cellier et toujours rien. Rien sur mon père, rien de significatif sur toi. C’est désespérant. J’ai quand même découvert que tes parents habitaient à 10 kilomètres d’ici et que, si tu les as revus parfois, tu ne m’as pas fait l’honneur m’y emmener… Je ne suis même pas sûr que tu les aies revus, d’ailleurs. De toute façon, c’est trop tard, pour toi qui es morte et pour moi qui pourrait à la rigueur aller fleurir leurs tombes. Je doute que beaucoup de gens se soient intéressés à eux lors des 20 dernières années… J’avais presque 40 ans quand ils sont décédés et tu ne m’en as pas dit un mot ! J’ai retrouvé dans tes archives sordides et glaçantes un pauvre entrefilet découpé dans un journal, une rubrique nécrologique factuelle où personne n’avait la tristesse de faire part du décès de tes parents. Tu as dû le découvrir par hasard, archivant tel un soldat nazi les noms des gazés dans les camps. Mais quelle ordure es-tu ? Mérites-tu d’être enfermée dans une grosse boîte en sapin ou dans une urne en terre ?

***

Je te déteste !! Ton crâne blanc ne regarde plus rien maintenant, ton squelette trône dans le salon mais je vais quand même te dire ma façon de penser…. Il m’aura fallu sept mois – SEPT MOIS ! – pour retrouver dans une petite boîte discrètement planquée la correspondance que t’a adressée mon père pendant des années. Des dizaines et des dizaines de lettres, signées « Jacques ». Il t’a demandé inlassablement des nouvelles, de toi, de moi, de tes parents, s’insurgeant contre ton silence. Il te reprochait d’être partie sans crier gare, enceinte, lui refusant ce fils qu’il espérait tant… Il évoquait ton état mental fragile, ta paranoïa, il réfutait les arguments que tu lui adressais en soutenant que je n’étais pas de lui, il te suppliait de cesser de le menacer de tout révéler (révéler quoi, nom de Dieu ????) et de lui accorder quelques moments pour me rencontrer… C’était mon père ou pas ? Je comprenais à ses phrases que tu étais dans le déni, soutenant tout et son contraire… Mais qu’ai-je fait pour mériter ça ? Quel secret voulais-tu impérativement préserver ?

Tu ne bougeras pas d’ici tant que je ne l’aurai pas découvert.

***

Tous les soirs, je t’accorde une heure. Je t’interroge, je refais l’histoire, j’échafaude des scénarios pour comprendre de quel secret inavouable je suis le produit et la victime. Ce que tu as bien pu craindre pour t’éloigner de mon père alors que je grandissais dans ton ventre. Maintenant neuf mois que tu as cessé de vivre dans ce même fauteuil, que mes recherches dans tes papiers sont au point mort. J’ai dû chercher en parallèle pour en savoir plus sur ce Jacques, dont j’ai découvert le nom de famille au verso d’une enveloppe d’expédition que tu avais conservée. J’ai réussi non sans mal à retracer quelques pans de son histoire : soldat puis officier, en Indochine d’abord puis en Algérie. Lieutenant, affecté dans les Aurès… Le bonhomme s’est probablement livré à des actes pas très reluisants. De retour en France en 1962, il s’installe à Paris et ouvre un bistrot. Je n’en sais pas beaucoup plus. 1962… Je n’y avais jamais pensé mais j’ai l’âge de l’indépendance de l’Algérie. C’est quoi, le lien, maman ? Tu n’as pas vécu là-bas, dis-moi ? Tu ne me réponds pas. Mais je dois creuser cette piste. Tu n’auras pas d’obsèques tant que je n’aurai pas découvert la vérité.

***

Il était bien planqué, ce petit mot. À croire que tu l’avais dissimulé dans ce recoin pour être sûre que je ne le trouverais qu’après avoir épluché les tonnes de papier qui le recouvraient. Onze mois… Onze mois pour enfin tout comprendre. La vérité est sordide. J’en ai pleuré en lisant ces quelques feuilles que tu avais griffonnées de ton écriture nerveuse, aussi aride que ton cœur. Et je comprends mieux ce qui t’a éteint quand tu avais 20 ans.

Mon père était ton amant. Et ton fiancé Jacques l’a tué.

Tu avais rencontré ce soldat brutal lorsque tu travaillais dans un hôpital en Kabylie, en 1960. Vous êtes étrangement tombés amoureux, vous vous étiez fiancés et tu semblais promise à un mariage triste. Je ne te connaissais pas de carrière d’infirmière mais c’est peut-être ce qui explique que tu aies travaillé dans le service administratif de la clinique du quartier… Une passion distante pour l’altruisme nécessaire aux personnels de soin, passion qui t’a quittée après ce que tu as vécu là-bas. Car tu étais tombée amoureuse de ce jeune algérien hospitalisé pour une rupture de la rate consécutive à un choc à l’abdomen. Accident ? Bagarre ? Agression ? Torture ? Je n’en sais rien. Tu ne le dis pas, peut-être ne le savais-tu pas… Mais Jacques a découvert par je ne sais quel biais que ton intérêt pour ce jeune Tahar ne se limitait pas à des motifs médicaux. Vous aviez eu le temps de coucher ensemble à plusieurs reprises, dans la discrétion nocturne de sa chambre d’hôpital. Tu en parles avec une tendresse et une émotion que je ne t’ai jamais connues, comme si je lisais les paroles d’une autre que toi… Jacques n’a jamais su, penses-tu, que vous aviez consommé votre amour, mais il voyait en Tahar une menace d’autant plus inacceptable qu’il était algérien. L’ennemi du moment. L’homme à abattre, cristallisant en sa personne tout ce que Jacques devait éliminer. Et il le fit, car il s’en vanta auprès de toi. Une fois guéri, Tahar fut arrêté par Jacques et ses sbires, emmené manu militari dans les sous-sols du commissariat, torturé et abattu comme un chien.

Tu appris la mort de mon père alors que tu me portais depuis un mois.

Je ne comprendrai jamais pourquoi tu as gardé secret ce traumatisme, t’enfermant en toi avec ce drame pour seul compagnon, et moi comme témoin vivant, tous les jours sous tes yeux pour te rappeler que j’étais le fruit d’un amour tragique.

Je sais désormais ce que je vais faire de ta dépouille.

***

Je n’avais jamais mis les pieds en Algérie. Ni même pris l’avion. J’ai pourtant réussi à glisser ton crâne dans ma valise, le dissimulant autant que possible au milieu de mes vêtements. Miraculeusement, la fouille aux douanes était légère et distraite, et j’ai pu fouler le sol algérien sans être interrogé sur ta présence dans mes effets personnels. Je me suis rendu presque immédiatement au Mémorial du Martyr d’Alger, ma valise à la main. Attendant discrètement que la nuit tombe, assis sur un banc au pied de cette immense structure de béton de près de 100 mètres de haut, j’ai vérifié que j’étais seul pour creuser un petit trou dans lequel j’ai enterré ton crane. Pour le premier anniversaire de ta mort. À cet endroit, l’ombre des martyrs devrait te protéger et, à défaut de rejoindre mon père dont je n’ai pas idée de l’endroit où il repose, tu es revenue au plus près de lui…

J’aurais préféré emporter ton cœur mais il avait disparu depuis trop longtemps.

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Il vit un an avec le cadavre de sa mère