Alexandre, dit Sacha, Bézoukhov, habitait à Vladivostok. Plus précisément sur l’île de Rousski, sise en face de Vladivostok. Il avait d’abord vécu sur la base militaire et puis, quand la grande URSS s’était écroulée, que tout le pays s’était délité, était parti à vau-l’eau, l’armée avait quitté la base, mais Sacha était resté. Sacha aimait bien évoluer en terrain connu. Son enrôlement dans l’armée résultait d’une erreur de jeunesse plus que d’une vocation et en 1992, l’armée avait déserté, sans lui.
L’île Rousski qui fait aujourd’hui le plaisir de certains touristes, reste d’un abord précaire et d’un confort discutable. L’eau courante n’y court que très rarement et il n’est pas rare de devoir utiliser un foulard pour le glisser entre deux rochers mouillés pour récupérer suffisamment d’eau entre deux remplissages de citerne.
Pour la nourriture, Sacha cultivait quelques légumes et élevait des lapins et des poules. Il était heureux dans ce qu’il appelait son royaume jusqu’à ce que le président Poutine, grâce lui soit pourtant rendu, ne décide d’investir massivement dans la région et de faire de Vladivostok et de l’île Rousski, une destination de choix pour les touristes.
Heureusement, Sacha vivait de l’autre côté de la baie de Novik qui coupe presque l’île en deux. Bref, il était seul.
À quarante-cinq ans, Sacha n’éprouvait pas le besoin d’entrer en contact avec les autres. Ses lapins, ses poules et ce qui ressemblait à des navets lui suffisaient.
Mais la vie est pleine de surprises et un jour de juin 2015, un homme se présenta chez lui, porteur d’une lettre. Sacha recevait peu de courrier. Pour tout dire, il devait s’agir de la deuxième lettre. Dans la première, l’armée lui demandait d’entretenir correctement les lance-missiles et il n’en avait pas tenu compte. Celle-ci lui annonçait la mort de sa mère et il ne pouvait l’ignorer. Sa mère, la matrochka, venait de mourir dans la banlieue de Moscou. Quelle affaire ! Quelle histoire !
Il n’avait pas revu sa mère depuis qu’il avait quitté l’armée. Vingt-cinq ans auparavant.
Il avait peu de souvenirs de Moscou, quittée il y a si longtemps. Mais il était de son devoir d’enterrer sa mère.
Heureusement que l’administration moscovite n’avait pas attendu le retour de l’enfant prodigue pour mettre sa mère en terre, mais Sacha, n’en sachant rien, se mit en route.
Il allait prendre l’avion pour la troisième fois de sa vie. Il n’en éprouvait ni anxiété ni plaisir. Il fallait le faire. Et quand les choses devaient être faites, Sacha les faisait.
Lorsqu’il arriva à Moscou, deux semaines après l’enterrement de sa mère – la poste russe dessert assez mal les fins fonds des îles Rousski – il en fut quitte pour repartir.
Mais avant de retourner sur son île, Sacha allait se faire un petit plaisir. Il n’y avait pas beaucoup de femmes sur son rocher. Alors, avec ses quelques sous, Sacha décida de se payer les services d’une prostituée. Il avait suffisamment de roubles, pensait-il. Il avait tort. Les prix n’avaient rien à voir avec son souvenir, les prostituées vraisemblablement non plus.
Il se mit en quête d’un endroit où écluser quelques vodkas dans le quartier des prostituées. Enfin le quartier des prostituées dans le souvenir de Sacha. Depuis sa dernière visite, ce quartier, de plus en plus mal famé, hébergeait plus de dealers, escrocs, mafieux.
Sacha n’était pas stupide, mais quand il avait une idée en tête, il aimait aller jusqu’au bout. Constatant que les prostituées n’étaient plus là, il demanda à droite, à gauche, un peu trop à droite, un peu trop à gauche et finit par se faire casser la gueule, quelques secondes avant qu’une main secourable ne le soulage de son portefeuille.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, Sacha se mit à rire. « Quelle avoinée » ! Il se croyait de retour à l’époque de l’armée lorsqu’il se battait tous les week-ends, et parfois en semaine, avec ses équipiers. Quand il y avait des femmes sur l’île.
Il se mit en quête de son hôtel, puisque l’appartement de sa mère avait été reloué, et lorsqu’il y arriva, comprit qu’il n’avait plus rien : ni papier, ni passeport, ni argent.
C’était un petit peu moins drôle que prévu. Mais Sacha ne s’inquiéta pas. Lorsque l’on vit sur une île presque déserte, dont les seuls habitants sont d’anciens militaires ou de nouveaux ermites, la capacité à ne pas paniquer prend toute son importance.
Sacha descendit à la réception, fixa l’homme derrière le vieux bureau poussiéreux et lui dit :
– Bonjour, j’aurais besoin de 12 750 roubles. Pourriez-vous me les prêter, je vous les rendrai dès que j’arriverai à Vladivostok.
Le réceptionniste qui n’avait pas prévu d’écouter la demande de ce voyageur, encore moins de la traiter, leva les yeux de son écran de télé scintillant.
– Vous voulez que je vous prête 12 750 roubles ?
– Oui.
– J’ai l’air de quoi ? De Babouchka en string ?
Sacha ne comprit pas en quoi le string changeait quoi que ce soit à l’affaire, mais décida de ne pas insister. Ces 12 750 roubles étaient nécessaires pour le vol Moscou-Vladivostok, mais clairement, personne ne les lui prêterait sur sa bonne foi. Et il ne connaissait personne à Moscou. Plus personne.
Comme il était totalement impensable d’espérer monter dans un avion sans billet, Sacha eut une idée lumineuse : le train. Et pas n’importe quel train : le Transsibérien !
Il ignora le réceptionniste, remonta dans sa chambre, fit son sac et partit en direction de la gare. Sur le chemin, il demanda quelle gare il fallait prendre et quand après une dizaine d’échecs, on lui répondit « la gare de Laroslavl », il en prit la direction. À la gare de Laroslavl, il réussit, sans que l’on puisse dire comment exactement, à s’infiltrer dans une voiture de seconde classe dont un des lits était libre. Rassuré, il s’endormit.
Il fut réveillé une heure plus tard par deux contrôleurs. Que Sacha ait espéré échapper aux contrôleurs sur une ligne de train comportant neuf cent quatre-vingt-dix arrêts en disait long sur son ignorance de la Russie moderne – et des transports ferroviaires à quelque époque que ce soit.
Il fut débarqué sans ménagement à la gare de Vladimir, à cent soixante kilomètres de Moscou. « Toujours ça de pris » pensa Sacha. Vladimir, Vladimir ce nom lui disait quelque chose. Avait-il de la famille dans cette ville ? Peu probable. Sacha n’avait qu’une sœur et elle habitait Pékin. Non, ce devait être autre chose. Tant pis, cela lui reviendrait plus tard.
Sacha commençait à avoir faim. Il aurait pu commencer à avoir peur si cela avait été dans sa nature. La peur, il l’avait connue, comme tout le monde, mais ils ne s’étaient pas très bien entendu, aussi ne revenait-elle que contrainte et forcée et le temps n’était pas venu.
Sacha se félicita de la température clémente. Il faisait dans les dix-huit degrés et le soleil brillait. La vie était belle après tout. Il lui suffisait de trouver un endroit pour manger, d’attendre le prochain train et de resquillage en resquillage, il finirait bien par arriver à Vladivostok.
Sauf s’il se faisait descendre à chacune des neuf cent quatre-vingt-dix gares. Neuf cent quatre-vingts maintenant. Dans ce cas, il était probable qu’il n’arriverait jamais à Vladivostok. Probable, mais pas certain. Songeant toujours aux divers moyens de rentrer chez lui, il pénétra dans un café, se posta en face du serveur :
– Je voudrais manger, mais je n’ai pas d’argent.
À quoi le serveur, un homme âgé, fatigué, lui répondit :
– Et alors ? En quoi est-ce que cela me concerne ?
– Je pourrais faire la vaisselle pour payer un repas !
– Mais vous vous croyez où ? La vaisselle, la vaisselle. Vous voulez que je vous paye un repas pour m’aider à appuyer sur le bouton du lave-vaisselle ?
Sacha, sur son île, vivait dans un monde qui ne ressemblait à aucun autre. Et certainement pas à Vladimir en 2015. Le monde de Sacha était similaire à Vladimir en 1640 peut-être, mais pas en 2015. Devant l’air ahuri de Sacha, le vieil homme qui était en fait le patron se prit à rire.
– Tu sors d’où mon garçon ?
– De Moscou, mais je rentre à Rousski.
Les yeux de Piotr Golovanov prirent une couleur sombre, signe que Piotr était à deux doigts de tomber sur le cul.
– Tu n’as pas un rouble sur toi et tu rentres à Rousski ? À l’île Rousski ?
Il fit le tour de son restaurant, inspectant les coins et dit :
– C’est pour une caméra cachée ?
Son trait tomba à plat, Sacha étant peu réceptif à toute boutade impliquant une technologie développée après 1950.
Piotr Golovanov finit par sourire et ajouta :
– Elle est pas banale, celle-là. Assieds-toi, je vais te servir quelques zakouski et une assiette de Pelmeni.
Sacha fut soulagé. Il n’avait rien ingurgité depuis près de dix-huit heures et commençait à se demander quand il mangerait de nouveau.
– Mais prends des forces, parce que, parce que tu n’es pas rendu chez toi !
Non, il n’était pas rendu chez lui :
– À combien de kilomètres de Moscou sommes-nous ?
– Cent soixante mon gars, cent soixante !
C’était toujours ça de pris.
Le vieil homme le servit copieusement, arrosa généreusement le repas de vodka. Sacha s’interrogeait sur ce vieil homme qui offrait des repas à des inconnus.
– Tu te demandes pourquoi je suis si généreux ?
– Oui.
– Tu as raison. Le Russe est généreux mais faut pas non plus pousser les matrochkas dans la toundra.
Sacha ne connaissait pas cette expression, mais en comprit le sens :
– J’aimerais que tu me rendes un petit service en échange.
Sacha, habitué à recevoir des ordres sans poser de questions, attendait la suite. Le vieil homme prit son silence pour un refus.
– Tu ne peux pas me refuser un petit service quand même ?
– Non, bien sûr.
Rassuré, le patron continua :
– Je voudrais que tu livres un colis à Novgorod. Tu crois que tu pourrais faire ça ?
– Si je peux prendre le train oui.
– Justement non. Je voudrais que tu y ailles à pied.
– Ah. C’est à…
– Deux cent trente kilomètres, pas plus.
– Ah.
– Oui voilà.
Peu habitué à discuter les ordres, Sacha se demandait s’il pouvait refuser. A priori oui. Que se passerait-il s’il déclinait ? Il ne pourrait pas finir ce superbe déjeuner et le train lui était interdit dans tous les cas. Deux cent trente kilomètres à pied, il avait déjà fait. Peut-être pas deux cent trente d’un coup, mais en escales. En cinq jours, c’était plié. Six peut-être. Mais il lui faudrait manger.
Le vieil homme lisait dans ses pensées :
– Bien sûr, si tu acceptes, je te donnerai un sac de victuailles et…
Il laissa un silence théâtral avant de conclure :
– Et une bouteille de vodka pour ta peine. Alors ? Tu en dis quoi ?
Sacha en disait qu’il n’avait rien de mieux à faire et qu’il n’était jamais allé à Novgorod.
– Marché conclu, annonça-t-il en tendant sa main.
Le vieil homme sourit et lui serra la main. Il s’était attendu à une question sur le contenu du colis. Pourquoi y aller à pied ? Mais non. Sacha se posait assez peu de questions d’une manière générale, encore moins lorsqu’il avait le ventre plein.
Vers quinze heures, il se mit en route. Le vieil homme lui avait fait apprendre par cœur le lieu de livraison et le nom de la personne à qui remettre le colis. Le colis consistait en une petite boite cubique. De la taille d’un Rubik’s cube. Sacha, n’en ayant jamais vu, n’aurait pu faire le parallèle, mais c’était bien de cette taille qu’il s’agissait.
– Au revoir et merci, dit-il au vieil homme qui n’en croyait pas ses yeux.
Pour être sûr de ne pas se perdre, Sacha avait pris le parti de longer la voie de chemin de fer. Il y croiserait surement des villes et arriverait bien à Novgorod. Le premier jour, il parcourut trente kilomètres, mais il était parti tard. Le lendemain, soixante-quinze kilomètres presque sans s’arrêter. C’était trop et il s’endormit, dehors, comme une masse. Il fut réveillé par le froid, les insectes, les bêtes et les bruits de train, mais cela ne le changeait pas tant que cela de sa maison. Enfin le quatrième jour, alors qu’il avait épuisé ses réserves depuis la veille, il atteignit Novgorod. Satisfait. À l’entrée de la ville, il demanda la direction de la rue Lyudogoshha.
Certaines personnes furent bien surprises par l’accoutrement et la dégaine de Sacha, mais il faut de tout pour faire une Russie fière et vaillante.
Arrivé au 3 Lyudogoshha, Sacha pénétra dans le Pivnaya Gavan. Il fut surpris par le décor, qui lui semblait conçu pour des occidentaux, mais ne chercha pas plus loin et demanda à parler à Pavel Zoubarev. La jeune femme inspecta Sacha des pieds à la tête :
– On ne sert pas la soupe pour les clodos ici. Mais y a un caniveau à chaque trottoir si t’as soif. Il devrait pleuvoir demain.
Sacha sourit, persuadé que la demoiselle plaisantait et reprit en riant :
– Très drôle. Je voudrais quand même parler à Pavel. Je viens de loin. De Vladimir.
Inspectant toujours Sacha, la jeune dame se leva, se dirigea vers une pièce au fond :
– Vu ta gueule, tu pourrais venir de la lune que ça m’étonnerait que Pavel te reçoive.
Pourtant, une minute plus tard, un trentenaire portant un costume de haute facture, une coupe de cheveux sophistiquée et ayant l’air de sortir d’un film américain, accueillait Sacha avec un grand sourire.
– Ah te voilà enfin. Je suis content de te voir. Viens, allons discuter dans mon bureau.
Toute cette tirade fut envoyée sans laisser le temps à Sacha de répondre ou même d’acquiescer.
– Alors, tu as mon petit paquet ? Magnifique. Allez tiens, prends un verre.
Sacha but la vodka sans se faire prier.
– Tu dois avoir faim. Je vais te faire préparer quelque chose. En attendant, tu reboiras bien quelque chose ?
Cette question était de pure forme, et le verre de vodka était servi avant que Sacha ait pu formuler un début de réponse.
– Tu as bien voyagé ? lui demanda le crooner.
Sacha pensa que c’était une question bien singulière à poser à un homme qui venait de faire deux cent trente kilomètres à pied le long d’une voie ferrée.
– Très bien merci.
Le sourire du bellâtre s’élargit.
– À la bonne heure.
Lorsque son repas fut arrivé, pirojki, chtchi et kotliéti pa kievski, Sacha ne se fit pas prier pour tout engloutir. À la fin de son festin, Pavel lui proposa d’aller se reposer.
– Avant de repartir, ajouta-t-il mystérieusement. Mystérieusement pour Sacha.
Et de fait, après une bonne nuit de sommeil, Pavel lui proposait un marché :
– Tu connais Kazan ?
Sacha connaissait Kazan de nom, encore qu’il ne put se souvenir pourquoi.
– Oui, de nom.
– Bien. C’est une belle ville. Une bien belle ville. Ca ne te dirait pas d’y faire un tour sur ton chemin ?
Mon chemin, mon chemin, pensa Sacha. De quel chemin parlait-on ?
– Eh bien, tu rentres aux iles Rousski non ? C’est sur le chemin. Le Transsibérien y passe.
Et il cracha quand il mentionna le Transsibérien.
– Oui, de ce point de vue là, j’y passe.
– À la bonne heure. Alors voilà, j’aimerais que tu me rendes un petit service.
Et Sacha se retrouva avec un sac rempli de victuailles, d’une couverture et de deux bouteilles de vodka qu’il avait négociées pour prix de ses trois cent soixante-quinze kilomètres de marche. Car Pavel non plus ne voulait pas qu’il prit le train. Pavel aussi lui avait confié un colis à remettre à Kazan.
Sacha marcha en direction de Kazan, capitale de la république du Tatarstan avec dans son sac un petit colis en forme d’orange. Oui, une orange de belle taille, mais une orange.
Quatre jours plus tard, Sacha se fit la remarque que deux bouteilles de vodka pour trois cent soixante-quinze kilomètres étaient insuffisantes. Il dut s’arrêter dans un petit village sur le chemin pour demander de l’eau et trois jours de marche plus tard, il pénétrait dans Kazan. Là encore, il se fit indiquer une adresse : rue Malaya Krasnaya. Au treize, il se demanda comment un restaurant pouvait se cacher dans cet immeuble. Il ne se demanda pas pourquoi il avait encore rendez-vous dans un restaurant, mais finit par y pénétrer.
L’endroit était laid, n’avait pas dû être redécoré depuis la construction de la ligne Moscou-Vladivostok, mais l’odeur y était rassurante. Une vieille femme se tenait derrière un comptoir fatigué. Sacha demanda à parler à Yegor Kovaliov. La vieille dame l’observa, leva les yeux au ciel puis hurla :
– Yegor, y a un clodo pour toi.
Une minute plus tard, un petit homme, un tout petit homme se présentait devant Sacha. Il souriait de toute sa dent. Il le dévisagea et dit :
– Tu dois être Sacha.
Sacha qui avait eu le temps de réfléchir, trouvait bizarre que le petit homme ne lui fasse pas passer un interrogatoire plus poussé. Car enfin, il devait transporter des choses interdites. On n’envoie pas un homme faire trois cent soixante-quinze kilomètres pour livrer une orange par exemple. Sacha n’osait pas formuler plus précisément sa pensée, de peur de se trouver en passeur de drogue ou qui sait, pire. Mais tout de même, il trouvait surprenante cette légèreté. Mais Yegor était déjà assis à une table, servant une généreuse rasade de Vodka.
C’est ainsi que Sacha se retrouva sur la route d’Ekaterinburg. Mille deux cent soixante-quinze kilomètres de marche. Sacha avait dû batailler ferme. Son paquetage faisait maintenant trente kilos. Il avait glané un sac à dos militaire, un petit matelas portable et deux couvertures, car les nuits sont fraiches, plus un casier pour transporter six bouteilles de vodka, des provisions pour une semaine. Il lui faudrait se ravitailler sur le chemin et Yegor avait accepté de lui donner cent roubles. De quoi acheter vodka et nourriture, mais pas un billet de train pour Vladivostok. Sacha pensait avoir fait une bonne affaire, oubliant qu’il allait, d’une certaine manière, travailler près de quinze jours pour cent roubles ce qui restait un « salaire de merde ».
Mais il trouvait toute cette aventure amusante, lui qui vivait le même jour chaque jour depuis des années. Et il faisait des rencontres, avec uniquement des avantages ; il mangeait, buvait et partait avant que la discussion ne devienne pesante, avant qu’on ne lui pose trop de questions.
« Quelle chance que maman soit morte et que je me sois fait voler mon portefeuille » pensa Sacha. « J’aimerais tout de même savoir ce qu’il peut y avoir dans ce petit étui que je transporte. On dirait un étui à flûte. Décidément, ces trafiquants de drogue étaient de plus en plus ingénieux. Ou stupide. Cacher de la drogue dans une flûte, était-ce vraiment intelligent » ? Sacha avait près de mille trois cents kilomètres pour y réfléchir.
Mais il était content. Il avait perdu ses cinq kilos en trop. Il s’était empâté sur son île, à ne rien faire. Une fois rentré, il se trouverait une activité. Le tourisme commençait à arriver dans la région. Il pourrait faire le guide de l’île, promener les touristes.
Il était content, mais un peu fatigué tout de même. Il se sentait investi d’une mission et, dès qu’il ralentissait la cadence, il se morigénait. Comme si le colis en forme de flûte avait une date limite. Yegor avait pourtant été clair :
– Tu arriveras quand tu arriveras.
Mais en-dessous de soixante kilomètres par jour, il s’en voulait. Il refusa même de dormir chez un couple de paysans chez qui il s’était arrêté manger. La vieille n’en revenait pas :
– Mais il fait frais la nuit, tu n’as pas froid ?
– Pas le temps d’avoir froid, répondit Sacha.
Son mari lui donna un coup de coude, mima un toqué et ils n’insistèrent pas. Dix-neuf jours après avoir quitté Novgorod, Sacha pénétrait en vainqueur à Ekaterinburg, où il échangeait son colis en forme de flûte contre un petit paquet en forme de livre, avant de repartir pour Omsk à neuf cent cinquante kilomètres. Là, on lui remit un objet qui ressemblait étrangement à une tablette de chocolat, qu’il amena six cent cinquante kilomètres plus loin à Novosibirsk où il reçut une noix de coco. À Krasnoyarsk lui échut une petite poterie. Il en était sûr, il s’agissait d’une petite poterie, rien de plus. Il venait de marcher quatre mille cinq cents kilomètres à déposer des petits paquets qu’il imaginait être des paquets de drogue. Où la drogue pouvait-elle se cacher dans cette poterie ? Il la renifla et la lumière fut : la poterie était faite de drogue ! Voilà qui était ingénieux et qui expliquait tout. Tous ces petits paquets étaient constitués de drogue. Ils étaient la drogue.
Cette certitude l’inquiéta : il était un passeur, un mafieux ou un truc dans le genre. Il était complice. Qui le croirait s’il expliquait son périple ? Personne. Sa naïveté relative ne lui permettait pas d’imaginer autre chose : il était un mafieux.
Mais risquait-il une arrestation ? Personne ne le remarquait. Pourtant, voir arriver un grand dadais portant un sac de trente kilos avec un porte-bouteille de six litres de vodka en ville, même en ville sibérienne, restait une anomalie. Il éveillait tous les soupçons, mais les flics n’arrivaient pas à imaginer qu’un glandu comme Sacha puisse servir de passeur. Ou alors pour dix grammes de shit, mais certainement pas pour un kilo d’héroïne ou de cocaïne.
Arrivé à Ulan-De, Sacha se fit la remarque qu’il avait marché la moitié du chemin. Et que cela ne valait plus le coup de prendre le train. Qu’un homme, à trois mille cinq cents kilomètres de chez lui puisse se dire que « cela ne valait plus le coup de prendre le train », laissa sans voix son contact à Ulan-De. Mais la moins belle, mais sympathique, Nadejda ne se fit pas prier pour confier à Sacha un sac informe qui aurait pu contenir à peu près n’importe quoi, mais pas plus de trois cents grammes de drogue, à vue de nez.
Il fit encore trois arrêts avant Vladivostok et son kilomètre 9 288. Ou 9 298. Car le Transsibérien faisait 9 288 kilomètres dans le sens Moscou – Vladivostock et 9 298 dans le sens Vladivostock-Moscou mais en Russie, depuis longtemps, dans le doute, on donnait raison à Moscou.
Au kilomètre 9 288 donc, il s’arrêta au buffet de la gare pour donner une petite peluche en forme de chien, bien légère, mais surement remplie de chanvre ou de poussière d’héroïne.
La patronne le remercia, lui propose un Brosch et lui demanda d’où il venait comme cela.
De Moscou, répondit Sacha.
– Oui, dit-elle, mais à pied, vous venez d’où ?
– Ah, de Vladimir.
Irinushka l’observa un long moment. Sacha lui aurait dit qu’il faisait cuire son caca pour en faire de l’or qu’elle n’aurait pas eu l’air plus surpris.
– Tu veux dire que tu as marché plus de neuf mille kilomètres ?
En entendant le nombre de kilomètres, Sacha secoua la tête en rigolant. Cette femme était folle.
– Neuf mille kilomètres ? Non, jamais de la vie. J’ai marché cent kilomètres par-ci, par-là. Et de fil en aiguille…
– Tu as marché neuf mille kilomètres.
Peut-être pensa Sacha. Mais neuf milles, c’était beaucoup. Il eut presque honte et voulut se chercher une excuse.
– Oui, mais il y avait… les colis… à livrer.
Et il appuya sa phrase d’un clin d’œil qu’il pensa discret et qui l’était autant qu’un nez au milieu d’un Borsch.
– Oui, les colis, bien sûr, mais tu sais, il n’y avait rien d’important. Rien d’urgent.
– Comment-ça rien d’urgent ? Mais et la dro…
Et Sacha laissa la bouche ouverte, formulant la fin du mot « drogue », silencieusement.
– La drogue, dit-elle à haute voix ?
Sacha, paniqué, regardait à droite et à gauche.
– Chut.
– Mais de quoi parles-tu ?
– Mais les colis, les petits colis pleins de …
Irinushka en eut la confirmation, cet homme était fou. Mais elle le trouvait touchant.
– Les petits colis ? Mais les petits colis ne sont pas pleins de drogue. Ce sont des cadeaux que nous nous faisons passer le long de la ligne.
– Des petits cadeaux ?
Cela n’avait aucun sens.
– Mais, mais si vous voulez absolument les passer à pied, c’est bien pour éviter les contrôles. Pour la dro…
Et il reformula « drogue » silencieusement. Irinushka éclata de rire. Il était drôle.
– Tu as cru transporter de la drogue pendant neuf mille kilomètres. Pour rien ?
Sacha, touché dans son égo, insista :
– Pas pour rien. Le gite, le couvert et de la vodka pour la marche.
– Eh bien, ouvrons le dernier paquet.
Sacha le sortit :
– Regarde, c’est une peluche pour ma fille.
– Oui, mais dedans ?
– Dedans, dedans, il y a de la paille, du coton. Soupèse-la. Sens-la. Tu vois bien qu’il n’y a rien.
Et c’était vrai que l’odeur était celle d’une peluche. Le poids évoquait du coton, plutôt que de la cocaïne ou même du chanvre.
– Mais, mais alors pourquoi ?
– Pourquoi quoi ?
– Pourquoi fallait-il absolument marcher. Ne PAS prendre le train. C’était impératif !
– Mais Sacha, personne ne t’a dit que tu devais marcher.
Ah oui, c’était vrai. Sa seule instruction consistait à ne prendre le train sous aucun prétexte.
– Tu aurais pu faire du stop. Encore que dans certaines régions, tu n’aurais pas vu grand monde, mais cela aurait été possible.
– Mais pourquoi pas le train ? Et les colis, les oranges, les flûtes.
Sacha transpirait.
– Tu as livré des cadeaux pour nos enfants. Nous faisons cela depuis des années.
– Qui ça nous ?
– Nous les descendants.
– Mais les descendants de qui !
Sacha criait maintenant.
– Calme-toi Sacha. Nous les descendants des misérables qui ont construit la ligne Vladivostock-Moscou. Plus de mille des nôtres sont morts en construisant cette damnée ligne. Certains ont eu de la chance et ont pu fonder des cafés le long de la ligne.
– Des cafés ?
– Oui. Et au fil des années, nous sommes devenus une grande famille. La famille des survivants du Transsibérien.
– Et ?
La lumière ne se faisait toujours pas dans l’esprit de Sacha.
– Et alors, nous nous sommes jurés, il y a quoi, cinq générations, de ne jamais, jamais emprunter ce train maudit qui avait tué tant des nôtres.
– Alors, ce n’était pas de la drogue.
– Non, c’était des flûtes, des oranges, des trains électriques et que sais-je encore.
Sacha se leva. Il dut réprimer un haut-le-cœur violent. Réussit à dire :
– Je dois y aller. Il me reste cinquante kilomètres de marche, au moins. À bientôt.
– Oui, reviens quand tu veux. J’aurais toujours un brosch et une vodka pour toi.
– D’accord. Merci.
Elle avait souri. Un vrai sourire, franc et chaud. Sacha emporta ce sourire avec lui, sur son île. En traversant le pont reliant Vladivostock à l’ile Rousski, il se rappelait toujours ce sourire. Peut-être qu’il faudrait retourner plus souvent. Peut-être qu’il pourrait livrer des petits colis pour la fille d’Irinushka plus souvent.
Et voici la réalité…
Dévalisé à moscou, un russe marche 9000 km pour rentrer chez lui
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