22 avril 1985 (normes Terre)
Je m’appelle Kqw{} et je suis l’un des 77.
77 missionnaires envoyés par les Délégués sur 77 planètes différentes pour trouver l’Hospitalière. Celle qui pourra accueillir ma race.
Je suis persuadé que cette planète essentiellement liquide où je me trouve – Terre, étrange nom… – pourrait être l’Hospitalière. J’ai averti les Délégués de ma découverte, envoyé depuis mon ComMis (le fameux Missile de Communication Qwytls), mais je crains que mon message ne leur soit pas parvenu. J’espère aussi et surtout que les Mzraths ne l’ont pas intercepté. Ce serait la fin de tous nos espoirs…
C’est pourquoi j’ai décidé de tout écrire dans ce journal. Pour laisser un témoignage, pour que l’univers entier sache la vérité s’il m’arrivait malheur. Cette « Terre » ne doit pas être envahie, c’est indispensable pour l’avenir des créatures qui la peuplent. C’est indispensable aussi pour nous, pauvres Qwytls contraints à l’exil par les Mzraths, colonisateurs cruels de notre planète Qw, autrefois paisible et pacifique.
Il est vital que je contribue à mettre fin à l’exode de ma race et assurer en toute sécurité son arrivée ici. Car il est probable que je sois le Missionnaire Elu, celui qui a trouvé l’Hospitalière…
23 avril 1985 (normes Terre)
Le rythme de cette Terre est étrange. L’astre brillant qui se déplace dans le ciel disparait régulièrement puis réapparait. Il conditionne la vie des habitants de cette planète, qui bougent énormément lorsque la lumière est présente mais finissent par s’enfermer dans de grandes boites rigides lorsque l’obscurité revient. Sur Qw, nos 4 étoiles de feu assurent une lumière constante, une chaleur de tous les instants pour tous, partout. Je suis assez effrayé par cette ombre et ce froid. La seule lumière persistante provient d’une étoile pâle et tâchée qui brûle peu, et de petits points brillants qui semblent artificiels, éclairant de larges étendues plates qui séparent les grandes boites rigides. Il faut absolument que je trouve un moyen de mieux comprendre leur mode de vie, leur langage, leurs coutumes. Et mesurer au plus vite leur bienveillance à la perspective de l’arrivée de mes 458 802 470 milliards de frères et soeurs Qwythls actuellement en mouvement dans la galaxie.
24 avril 1985 (normes Terre)
Grâce à mon CopiVie, je suis parvenu à adopter une apparence autochtone. Le CopiVie est l’arme de chasse de Qwythls : elle capture les données biologiques et sociales des animaux de Qw pour que nous puissions en reproduire une image holographique et vocale parfaite. Nos chasseurs peuvent alors se dissimuler à l’intérieur de cette image et approcher le gibier sans que celui-ci ne se doute de rien. Il est même possible de générer une interaction sociale pour rassurer la proie avant de l’endormir par surprise. Nos chasseurs peuvent alors extraire l’excellente et abondante matière fécale du gibier qui constituera le repas traditionnel de nos familles Qwythls. Je ne sais pas encore quel goût a ce gibier terrestre mais j’ai bien l’intention de le vérifier rapidement. Je commence sérieusement à avoir faim…
J’ai également découvert une boîte inhabitée pour me fondre dans la population locale en adoptant discrètement son mode de vie. Rapporté à ma taille réelle, l’endroit est immense : il pourrait facilement accueillir 10 milliards d’entre nous. Mais lorsque j’active le CopiVie et me transforme en Terréen (Terrestrain ? Terrarien ? Comment dit-on ?), je me sens à l’étroit, puisque j’arrive en moins de 7 pas à me déplacer d’un bout à l’autre de la boîte. Quelle sensation étrange ! Je pense que je suis au maximum des capacités de mon CopiVie lorsque j’adopte un aspect autochtone. Il faut que je sois vigilant pour ne pas prendre le risque de casser mon arme. Faute de quoi, je ne serais qu’un microbe face à ces géants. Et je peux vous dire que ces Terréens sont certes les créatures apparemment dominantes de ce monde, mais de nombreuses autres bestioles effrayantes y cohabitent. Alors que mon CopiVie était désactivé et que je me reposais dans la boîte où j’ai trouvé refuge, je me suis retrouvé face à face avec ce gibier inquiétant, me forçant à réactiver en urgence mon arme pour échapper à ses terribles mâchoires. J’ai réussi à capturer une image fixe de cet organisme qui fait à peu près la taille d’un Qwythls en phase de croissance 2…
J’ai eu très peur. Pour autant, nous, Qwythls, avons en commun avec cette espèce vivante un régime alimentaire très proche. Etrange comme l’univers peut révéler des similarités dans l’expression de la vie alors que des distances infinies nous séparent ! S’il était nécessaire de prouver l’existence du Producteur Primal Source de Toutes Choses, quelle meilleure évidence que celle-ci ?
25 avril 1985 (norme Terre)
Mon CopiVie a terminé toutes les analyses préparatoires me permettant d’entrer efficacement en contact avec les Terréens. Il est urgent que je procède à leur évaluation pour confirmer aux Délégués la possibilité de nous exiler sur cette planète et redonner espoir à notre grande civilisation Qwythls. Reprendre le fil de notre Histoire, reconstruire ici ce qui a été balayé par les Mzraths sur Qw et, qui sait, retourner chez nous pour récupérer notre foyer.
Mais je dois penser à aujourd’hui pour préparer demain. J’ai consulté une nouvelle fois mon terminal ComMis pour vérifier l’arrivée de mon message. Espérant également un accusé de réception ou toute autre consigne des Délégués. Toujours rien. Maudits Mzraths ! J’espère qu’il n’est pas entre leurs mains…
J’active mon CopiVie et sors de mon abri. J’ai réussi à voir mon apparence se refléter contre un pan vertical posé sur une autre boîte, une matière lisse et luisante qui ressemble étrangement aux Vigiles. Les Vigiles sont nos outils de guet sur Qw : de larges blocs de gkmyt, une matière minérale abondante sur notre planète qui possède des propriétés de mémorisation de son environnement extérieur. Le gkmyt se souvient pendant un mois (norme Terre) de tous les événements vivants qui sont entrés dans son champ visuel. Nos savants ont réussi à trouver une technique pour extraire ces événements du gkmyt et permettre à notre armée de Défenseurs de contrôler l’espace terrestre et aérien de Qw. Depuis de nombreuses années (norme Terre), les Délégués ont décidé de placer partout sur Qw d’immenses blocs de gkmyt dirigés vers le ciel – en les baptisant du nom de Vigiles – afin de surveiller toute tentative d’intrusion dans notre espace aérien. Les Défenseurs, soldats de Qw, n’ont pas eu le temps de réagir quand ces fourbes Mzraths nous ont attaqués par surprise et bombardé les Vigiles, détruisant notre capacité de surveillance et nous mettant à la merci de leurs astronefs de malheur…
Ce n’est certainement pas un Vigile qui m’a permis d’observer mon apparence – je doute que cette Terre dispose des mêmes ressources minérales que Qw – mais j’ai désormais une idée un peu précise de ce à quoi je ressemble : je suis un mâle aux poils marrons d’une hauteur de 1760 mm (norme Terre) recouvert d’étoffes colorées. C’est assez laid.
J’arpente cette zone plane qui sépare les différentes boîtes (une « rue », si j’en crois l’analyse linguistique de mon CopiVie) et je passe devant de très nombreuses surfaces luisantes où je peux me voir. Derrière ces surfaces sont disposés des objets, très différents d’une boîte à l’autre (parfois des étoffes, parfois des artefacts dont l’usage m’est inconnu) et accompagnés d’une étiquette avec des « chiffres ». Je présume qu’il s’agit des noms de ces choses et que les Terréens les exposent tels des fétiches ou des objets de culte. D’ailleurs, beaucoup d’autochtones s’arrêtent devant ces artefacts avec des expressions d’admiration ou de convoitise (voir l’image fixe capturée ci-dessous).
Ces créatures sont étranges.
Je poursuis mon chemin jusqu’à une boîte dans laquelle je repère de l’agitation. Des autochtones sont rassemblés et s’abreuvent (mon CopiVie m’informe qu’il s’agit d’un « bar »), engageant les uns avec les autres des interactions sociales d’intensité variable. Je décide de rentrer dans ce « bar » afin de participer moi-même à ces exercices de communication.
Me dirigeant vers celui qui semble être le chef de ce lieu, j’imite les Terréens déjà présents et pose mes membres supérieurs sur le « comptoir ». Le chef m’interpelle au bout de quelques instants et démarre une interaction avec moi :
– Qu’est-ce que je vous sers ?
– A rien, pour l’instant, lui répondis-je aussi naturellement que possible.
Il est possible que la traduction de mon CopiVie m’ait induit en erreur ou qu’elle soit imparfaite, car le chef me regarde avec un air agressif. Près de moi, un Terréen en uniforme bleu (certainement un soldat autochtone) me dévisage de façon menaçante pendant qu’il remue un objet métallique dans un petit récipient rempli d’un liquide foncé. Je dois rester calme et focalisé sur mon objectif…
– Savez-vous où il me serait possible de manger ? Cela fait une éternité que je n’ai rien avalé !
– Ah… Il y aurait bien Chez Roger, en face, là, mais il faut avoir l’estomac bien accroché !
– J’ai mangé son plat du jour hier, me dit l’homme en uniforme, et je crois bien que c’est ce qui se rapproche le plus de la merde en boîte !
Je reprends vie. C’est l’une des meilleures nouvelles que j’ai apprise depuis mon arrivée.
– Parfait ! Je vais y aller de ce pas !
– Vous êtes sûr que vous allez bien ? me demande l’homme en uniforme.
– Mais oui, bien sûr… Je constate que vous êtes également amateur de matière fécale, ce qui est une très bonne nouvelle !
– Vous êtes dans votre état normal, Monsieur ? insiste-t-il.
– Oh non ! Vous trouveriez ça bizarre !
Il est possible que cette réponse soit inappropriée : je viens de tenter ce que les Terréens appellent « humour » et j’ai l’impression que mes propos sont mal compris. Je préfère changer de sujet et passer à une évaluation plus subtile de mes hôtes.
– C’est étrange, ce mur vertical translucide que vous avez là, dis-je en désignant ce qu’ils appellent une « vitrine ». A-t-il des fonctions défensives ?
– Bah oui, ça nous protège des cons ! me répond le chef avec un air très détendu.
Je m’interroge sur le nom des ennemis des Terréens : les Cons. Leurs Mzraths à eux. Comme quoi, l’univers est rempli de peuples malfaisants prêts à tout pour troubler la quiétude de leurs voisins. Il faut que j’en sache plus sur ces Cons que semblent redouter les Terréens. Cependant, je suis heureux de constater que mes hôtes disposent également de Vigiles pour se protéger de leurs ennemis.
– Très intéressant ! Et comment faites-vous pour vous défendre des Cons ?
– Très simple ! Le premier con qui fout les pieds dans mon rade, je lui colle une tarte dans la gueule et il fait plus le malin !
– Ah ? Et est-ce létal comme système de défense ?
– Quoi ? me demande le Chef
– Oui… Décèdent-ils ? Avez-vous un cri de guerre pour les impressionner ?
– Hein ? Qu’est-ce que tu veux dire, mec ?
– Et bien, par exemple… MORT AUX CONS ? »
Je vois bien que l’homme en uniforme réagit bizarrement à ma proposition. En un éclair, il est sur moi et me projette à terre, m’immobilisant et me passant des bracelets métalliques autour des poignets (norme Terre). J’ai certainement fait une gaffe sémantique que n’a pas pu prévoir mon CopiVie. Alors que je suis entravé par ce sémillant guerrier Terréen, j’ai le temps d’entendre le Chef du « bar » dire ces mots :
– Putain, mais tu débarques d’où ? D’une autre planète ou quoi ?
26 avril 1985 (norme Terre)
Je suis dans une boîte close dont l’un des côtés est une grille très rigide. J’aperçois à quelques mètres l’homme en uniforme qui m’a privé de liberté et qui semble plongé dans une mission de la plus haute importance. J’essaye de me remémorer les événements qui m’ont conduit dans cette situation.
D’abord, le Guerrier en uniforme m’a entravé, relevé et extrait du « bar » pour me transférer dans un véhicule truffé de Vigiles. Devant, derrière, à l’intérieur… Hormis les parties métalliques, leurs vaisseaux terrestres sont largement équipés de leur matière translucide qui doit forcément leur servir à se protéger des Cons. Il y a même deux petits Vigiles de part et d’autre de l’extérieur du vaisseau, dans lesquels j’ai remarqué que le Guerrier regardait souvent quand il pilotait. De toute évidence, ces deux dispositifs permettent aux forces de défense Terréennes de contrôler une éventuelle présence ennemie. Se prémunir des Cons semble être un souci de tous les instants, même si je ne comprends toujours pas pourquoi ma proposition de cri de guerre a déclenché l’ire de l’homme en uniforme.
Il m’a ensuite propulsé à l’intérieur de cette boîte avec la grille, elle-même installée dans une très grande boîte où se pressent de nombreux Guerriers portant le même uniforme que celui qui m’a amené ici. J’ai l’impression d’attendre depuis très longtemps. Ce qui me permet de consulter discrètement mon ComMis.
Et là, c’est la stupéfaction.
Les Délégués ont bien reçu mon message. Mais les Mzraths l’ont intercepté ! Ce que je redoutais est arrivé : nous sommes pris de vitesse par nos ennemis, et ceux-ci jettent désormais leur dévolu sur cette Terre qui, de toute évidence, présente tous les attributs de L’Hospitalière…
Mon peuple ne pourra pas arriver à temps, du moins pas avant que les Mzraths ne tentent d’envahir, de coloniser et d’asservir les Terréens. Je dois absolument avertir cette civilisation du danger qui la guette, de façon à ce qu’elle prépare sa défense. Les Délégués m’en conjurent : les Terréens doivent impérativement repousser (et exterminer si possible) nos ennemis.
Mais comment faire ? L’incompréhension et le malentendu issus de notre première rencontre dans le « bar » risquent de discréditer mes messages d’alerte. Je ne peux pas leur dire que je viens d’une autre planète, même si, à en croire le patron du bar au moment de mon immobilisation, ce genre d’événement leur est familier ! De plus, leur système de Vigiles semble très performant, à condition que celui-ci cesse d’être dirigé à la verticale ! De toutes les matières translucides que j’ai vues, aucune n’est dirigé vers le ciel, là d’où arriveront les Mzraths. Toutes, sauf celles de leurs vaisseaux roulants… A l’avant et à l’arrière, des Vigiles sont inclinés à 45 degrés vers le ciel, devant et derrière les sièges où s’assoient les Terréens !
C’est une évidence : je dois pousser ces Guerriers à monter dans leurs Vaisseaux et utiliser ces Vigiles dressés vers le ciel, afin qu’ils puissent guetter l’arrivée des Mzraths.
Tout va alors très vite : je désactive mon CopiVie et reprend ma taille normale, invisible aux yeux des Terréens. Puis je me dirige vers ce qui ressemble à l’accès vers l’air libre, passant discrètement devant l’homme qui m’a entravé. Il est toujours manifestement plongé dans une tâche harassante, probablement épuisé par son combat constant contre les Cons.
Je sors de la très grande boîte et me retrouve devant l’arsenal des Terréens. Des dizaines de vaisseaux mobiles, inertes et vides de tout guerrier, recouverts de ces Vigiles qui devraient les alerter du danger imminent. Je sais que seuls les Vigiles inclinés vers le ciel permettront de repérer les Mzraths…
Alors, je prends la seule décision qui s’impose : je réactive mon CopiVie, reprenant forme Terréenne, et tape de toutes mes forces avec mes bras (norme Terre) contre les Vigiles latéraux afin de ne laisser intacts que les Vigiles inclinés, les seuls à même de leur permettre de guetter l’arrivée des envahisseurs.
Mais ils résistent. Ils sont extrêmement solides et je n’arrive pas à les briser. Seuls les petits Vigiles latéraux, ceux dans lesquels regardait le Guerrier qui m’a immobilisé, cèdent sous mes coups. Je me dis que c’est toujours mieux que rien et que mon alerte, même insatisfaisante, leur permettra de se douter de quelque chose.
Je parviens à démolir une bonne vingtaine de ces systèmes de défense quand des Guerriers sortent en furie de la très grande boîte. Je les entends, menaçants et bien décidés à se jeter sur moi :
– Mais qu’est-ce que c’est que CE CON ?
27 avril 1985 (norme Terre)
Je suis enfermé à nouveau dans la boîte qui se trouve dans la très grande boîte. Jusqu’ici, les Mzraths ne se sont pas montrés. Les Délégués attendent mon rapport sur ces Terréens mais je ne les ai pas assez côtoyés pour savoir si cette planète pourrait nous permettre de cohabiter. En tant que Missionnaire Elu, je dois être d’une précision sans failles.
Je dois donc conserver mon aspect autochtone pour gagner leur confiance et comprendre leurs mœurs. Actuellement, je suis dans une situation délicate en raison de mon comportement avec leurs vaisseaux. C’est assez ennuyeux mais je ne peux pas nier l’évidence…
Ils m’ont pris pour un Con.
La réalité ?
Il casse des rétroviseurs pour avertir les policiers que des extraterrestres arrivent
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Il casse des rétroviseurs pour avertir les policiers que des extraterrestres arrivent
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