Aujourd’hui, maman est morte.
Je m’étais retranché une petite heure dans mon bureau au fond de l’appartement pour lire, la laissant seule devant le téléviseur. Quand je suis revenu pour lui demander ce qu’elle souhaitait manger pour le dîner, je l’ai retrouvée les yeux fermés, le menton affaissé sur le cou, inerte. Je ne la trouvais pas dans son assiette depuis quelques semaines mais de là à s’éteindre comme ça, sans crier gare, pendant qu’elle regardait Des Chiffres et des Lettres… Je l’avais souvent alertée sur le fait qu’à défaut de mourir d’un cancer ou d’une attaque, elle mourrait d’ennui à suivre cette émission. Je ne croyais pas si bien dire. J’en rirais presque. Mais il y a plus urgent : maman voulait-elle être enterrée ou incinérée ?
J’ai l’impression qu’elle dort, que je vais la réveiller pour pouvoir lui demander de me préciser ses dernières volontés. Mais elle est bel et bien morte, sans souffle ni battement de cœur. Je me suis approché pour vérifier, posant mon oreille sur sa poitrine, lui pinçant le nez pour lui faire ouvrir la bouche… Rien. Comme si un interrupteur avait été actionné, coupant net ses fonctions vitales. Elle est partie comme elle a vécu : sans un mot.
Même à moi, son fils, le témoin vivant de sa capacité à produire de la vie, elle a fait preuve d’une avarice de paroles qui m’a toujours donné l’impression de ne pas exister. Nos échanges étaient strictement fonctionnels, concentrés la plupart du temps sur la météo, la liste des courses, les commentaires sur ce que nous voyions dans le petit écran, les ordres qu’elle me donnait… Et moi, le bon fils, guettant une ébauche de tendresse ou d’attention, espérant que le fait de vivre avec elle permettrait que notre relation produise enfin un semblant d’amour, je me suis exécuté vainement. J’ai accepté qu’elle me traite comme un objet ou un larbin, sans avoir une seule seconde obtenu une quelconque preuve d’affection ou d’intérêt. Comme si j’étais orphelin depuis ma naissance.
Ceci dit, techniquement, je suis orphelin. Depuis quelques minutes, à 100%. Je l’étais à 50% depuis 56 ans, puisque mon père avait disparu de la circulation lorsque maman était enceinte de moi. Peut-être me reprochait-elle d’être responsable de son malheur…. Je ne sais pas… Même ce sujet était l’objet d’un silence de plomb. Elle n’a jamais répondu à mes tentatives d’en savoir plus sur mon père, préférant éluder mes questions ou mentionner à quel point son passage dans sa vie aura été météorique. Elle a même évoqué sa certitude absolue qu’il était mort peu de temps après sa disparition. Dans ma tête, mon père était décédé, un pilier sur lequel je ne pourrais jamais m’appuyer. Je n’ai jamais connu d’autre homme que moi dans la vie de ma mère. J’étais orphelin, élevé par une femme qui se sentait veuve.
Mais je ne sais toujours pas quoi faire de toi. Je te regarde et je t’interroge : voulais-tu être enterrée ou incinérée ?
***
Quatre jours que tu es morte. L’odeur que tu dégages est terrible. Mais je tiens le coup. J’aère le salon la nuit, toutes fenêtres ouvertes. Je t’ai déplacé dans un angle mort de la pièce, de façon à ce qu’aucun voisin ne puisse voir ton corps sans vie.
Hier, j’ai eu la présence d’esprit de récupérer la petite clé que tu portais toujours sur toi, celle qui ferme le réduit accessible depuis ta chambre. Je me suis toujours demandé ce que tu y cachais et je n’ai pas été déçu : 5 m² d’un bazar indescriptible, une cage à papiers remplie de documents, de photos, de journaux, de cahiers… J’ai reconnu ton écriture sur presque tous les feuillets manuscrits que j’ai pris au hasard. Ton terrier secret – ne parlons pas de jardin, car ton âme sèche eut été incapable de faire pousser des fleurs ne serait-ce qu’en pensée – qui probablement me permettra d’en savoir plus sur toi. Et sur mon père, avec un peu de chance.
Peut-être aussi y découvrirai-je un testament, une expression quelconque de ta volonté quant au devenir de ton corps qui pourrit lentement. Vais-je t’enterrer ou t’incinérer ? Pour le moment, tu deviens poussière…
***
15 jours que tu es morte. De retour du travail, je poursuis mon entreprise d’archéologue de ta mémoire, lisant inlassablement les documents du cellier. Pour l’instant, rien à me mettre sous la dent pour y voir plus clair. Je ne sais toujours pas qui tu étais. Les cahiers que tu tenais depuis l’âge de 16 ans ne révèlent que des souvenirs sans grand intérêt : des photos de classe ou de famille – je connaissais à peine le visage de mes grands-parents qui vivaient soi-disant à l’étranger -, des papiers administratifs ou des quittances de loyer qui m’auront au moins permis de constater que tu n’auras habité que dans un périmètre de 1 kilomètre pendant toute ta vie, tous les bulletins scolaires que je te ramenais penaud, à toi qui auras lourdement insisté sur le fait que j’étais « limité »… Je cherche de la vie dans ces papiers mais ce ne sont que des traces inertes. Rien dans tes mots ne me laisse espérer d’y trouver un peu d’humanité. Tu vécus sans vie. À peine plus que maintenant, immobile dans le fauteuil du salon où tu commences sérieusement à te décomposer. Au moins, je peux constater de mes yeux vus qu’il se produit quelque chose de l’ordre de la nature dans ton corps : il fond. Mais qu’est-ce que je vais faire de toi ?
***
Déjà deux mois. Le pire est passé en termes de nuisances. L’odeur redevient supportable après ces dernières semaines infectes. Heureusement que nous sommes en hiver et que l’aération nocturne permet de limiter les effets de la putréfaction de ton corps… Je commence à voir tes os, à défaut d’avoir découvert grand-chose dans ta cage à papiers. J’ai dû éplucher à peine le quart de tout ce que contient ton cellier et toujours rien. Rien sur mon père, rien de significatif sur toi. C’est désespérant. J’ai quand même découvert que tes parents habitaient à 10 kilomètres d’ici et que, si tu les as revus parfois, tu ne m’as pas fait l’honneur m’y emmener… Je ne suis même pas sûr que tu les aies revus, d’ailleurs. De toute façon, c’est trop tard, pour toi qui es morte et pour moi qui pourrait à la rigueur aller fleurir leurs tombes. Je doute que beaucoup de gens se soient intéressés à eux lors des 20 dernières années… J’avais presque 40 ans quand ils sont décédés et tu ne m’en as pas dit un mot ! J’ai retrouvé dans tes archives sordides et glaçantes un pauvre entrefilet découpé dans un journal, une rubrique nécrologique factuelle où personne n’avait la tristesse de faire part du décès de tes parents. Tu as dû le découvrir par hasard, archivant tel un soldat nazi les noms des gazés dans les camps. Mais quelle ordure es-tu ? Mérites-tu d’être enfermée dans une grosse boîte en sapin ou dans une urne en terre ?
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Je te déteste !! Ton crâne blanc ne regarde plus rien maintenant, ton squelette trône dans le salon mais je vais quand même te dire ma façon de penser…. Il m’aura fallu sept mois – SEPT MOIS ! – pour retrouver dans une petite boîte discrètement planquée la correspondance que t’a adressée mon père pendant des années. Des dizaines et des dizaines de lettres, signées « Jacques ». Il t’a demandé inlassablement des nouvelles, de toi, de moi, de tes parents, s’insurgeant contre ton silence. Il te reprochait d’être partie sans crier gare, enceinte, lui refusant ce fils qu’il espérait tant… Il évoquait ton état mental fragile, ta paranoïa, il réfutait les arguments que tu lui adressais en soutenant que je n’étais pas de lui, il te suppliait de cesser de le menacer de tout révéler (révéler quoi, nom de Dieu ????) et de lui accorder quelques moments pour me rencontrer… C’était mon père ou pas ? Je comprenais à ses phrases que tu étais dans le déni, soutenant tout et son contraire… Mais qu’ai-je fait pour mériter ça ? Quel secret voulais-tu impérativement préserver ?
Tu ne bougeras pas d’ici tant que je ne l’aurai pas découvert.
***
Tous les soirs, je t’accorde une heure. Je t’interroge, je refais l’histoire, j’échafaude des scénarios pour comprendre de quel secret inavouable je suis le produit et la victime. Ce que tu as bien pu craindre pour t’éloigner de mon père alors que je grandissais dans ton ventre. Maintenant neuf mois que tu as cessé de vivre dans ce même fauteuil, que mes recherches dans tes papiers sont au point mort. J’ai dû chercher en parallèle pour en savoir plus sur ce Jacques, dont j’ai découvert le nom de famille au verso d’une enveloppe d’expédition que tu avais conservée. J’ai réussi non sans mal à retracer quelques pans de son histoire : soldat puis officier, en Indochine d’abord puis en Algérie. Lieutenant, affecté dans les Aurès… Le bonhomme s’est probablement livré à des actes pas très reluisants. De retour en France en 1962, il s’installe à Paris et ouvre un bistrot. Je n’en sais pas beaucoup plus. 1962… Je n’y avais jamais pensé mais j’ai l’âge de l’indépendance de l’Algérie. C’est quoi, le lien, maman ? Tu n’as pas vécu là-bas, dis-moi ? Tu ne me réponds pas. Mais je dois creuser cette piste. Tu n’auras pas d’obsèques tant que je n’aurai pas découvert la vérité.
***
Il était bien planqué, ce petit mot. À croire que tu l’avais dissimulé dans ce recoin pour être sûre que je ne le trouverais qu’après avoir épluché les tonnes de papier qui le recouvraient. Onze mois… Onze mois pour enfin tout comprendre. La vérité est sordide. J’en ai pleuré en lisant ces quelques feuilles que tu avais griffonnées de ton écriture nerveuse, aussi aride que ton cœur. Et je comprends mieux ce qui t’a éteint quand tu avais 20 ans.
Mon père était ton amant. Et ton fiancé Jacques l’a tué.
Tu avais rencontré ce soldat brutal lorsque tu travaillais dans un hôpital en Kabylie, en 1960. Vous êtes étrangement tombés amoureux, vous vous étiez fiancés et tu semblais promise à un mariage triste. Je ne te connaissais pas de carrière d’infirmière mais c’est peut-être ce qui explique que tu aies travaillé dans le service administratif de la clinique du quartier… Une passion distante pour l’altruisme nécessaire aux personnels de soin, passion qui t’a quittée après ce que tu as vécu là-bas. Car tu étais tombée amoureuse de ce jeune algérien hospitalisé pour une rupture de la rate consécutive à un choc à l’abdomen. Accident ? Bagarre ? Agression ? Torture ? Je n’en sais rien. Tu ne le dis pas, peut-être ne le savais-tu pas… Mais Jacques a découvert par je ne sais quel biais que ton intérêt pour ce jeune Tahar ne se limitait pas à des motifs médicaux. Vous aviez eu le temps de coucher ensemble à plusieurs reprises, dans la discrétion nocturne de sa chambre d’hôpital. Tu en parles avec une tendresse et une émotion que je ne t’ai jamais connues, comme si je lisais les paroles d’une autre que toi… Jacques n’a jamais su, penses-tu, que vous aviez consommé votre amour, mais il voyait en Tahar une menace d’autant plus inacceptable qu’il était algérien. L’ennemi du moment. L’homme à abattre, cristallisant en sa personne tout ce que Jacques devait éliminer. Et il le fit, car il s’en vanta auprès de toi. Une fois guéri, Tahar fut arrêté par Jacques et ses sbires, emmené manu militari dans les sous-sols du commissariat, torturé et abattu comme un chien.
Tu appris la mort de mon père alors que tu me portais depuis un mois.
Je ne comprendrai jamais pourquoi tu as gardé secret ce traumatisme, t’enfermant en toi avec ce drame pour seul compagnon, et moi comme témoin vivant, tous les jours sous tes yeux pour te rappeler que j’étais le fruit d’un amour tragique.
Je sais désormais ce que je vais faire de ta dépouille.
***
Je n’avais jamais mis les pieds en Algérie. Ni même pris l’avion. J’ai pourtant réussi à glisser ton crâne dans ma valise, le dissimulant autant que possible au milieu de mes vêtements. Miraculeusement, la fouille aux douanes était légère et distraite, et j’ai pu fouler le sol algérien sans être interrogé sur ta présence dans mes effets personnels. Je me suis rendu presque immédiatement au Mémorial du Martyr d’Alger, ma valise à la main. Attendant discrètement que la nuit tombe, assis sur un banc au pied de cette immense structure de béton de près de 100 mètres de haut, j’ai vérifié que j’étais seul pour creuser un petit trou dans lequel j’ai enterré ton crane. Pour le premier anniversaire de ta mort. À cet endroit, l’ombre des martyrs devrait te protéger et, à défaut de rejoindre mon père dont je n’ai pas idée de l’endroit où il repose, tu es revenue au plus près de lui…
J’aurais préféré emporter ton cœur mais il avait disparu depuis trop longtemps.
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