L’amour attendait-il Jean-Michel à Auchan ?

Jean-Michel était un homme bon et un cœur à prendre.

On pourrait, si on ne versait pas dans l’euphémisme, le qualifier de « simplet », d’ « attardé », de « vieux gars »… C’est moins sympathique mais plus conforme à la réalité et la cruauté du regard que portaient les gens sur lui. Un imbécile mais pas très heureux.

Jean-Michel vivait seul dans un petit studio en périphérie de cette sous-préfecture du nord de la France, au beau milieu de ces zones suburbaines qui fleurirent à partir des années 70. Concentrant des habitats à loyer aussi modéré que leur esthétique, ces extensions de ville mélangeaient sans charme les tours d’habitation, les PME en préfabriqués et les zones commerciales aux néons agressifs, accessibles après quelques minutes de voiture pour les familles dont le réfrigérateur criait famine en fin de semaine.

Pour Jean-Michel, la zone commerciale du Blanc Bodet représentait une opportunité facile de croiser du monde. Fatigué des brimades que lui réservaient les jeunes du quartier au bas de son immeuble, lassé des téléfilms qu’il s’infligeait en boucle depuis qu’il avait fait l’acquisition d’un décodeur TNT, perdu face à l’immensité d’internet et victime à chaque connexion de l’angoisse de la page blanche « Google France », Jean-Michel consacrait chaque jour une heure et demie à une excursion jusqu’à l’hypermarché Auchan situé à 8 minutes de chez lui. Son emploi d’aide-cuisinier à l’école primaire Maurice-Carême lui laissait suffisamment de temps libre pour, chaque fin d’après-midi, se rendre à pied jusqu’à l’imposant centre commercial couronné dès son entrée par les 6 lettres rutilantes de l’enseigne, à peine adoucies par la présence d’un rouge-gorge doté d’une inattendue queue verte.

Bref. Jean-Michel n’était pas assez idiot pour ne pas se rendre compte que sa vie était un trou béant d’ennui. Et quoi de mieux pour tromper l’ennui que de se balader dans les centres commerciaux ? Pour Jean-Michel et, semble-t-il, beaucoup de ses contemporains, Auchan, c’était l’infini mis à la portée des caddies.

Chez Auchan, Jean-Michel rêvait. Il rêvait à tout ce qu’il n’aurait jamais ou à ce qu’il pourrait acquérir au prix de quelques sacrifices, se fixant parfois de petits défis dans ses choix de consommation : économiser pour acheter une fontaine à chocolat ? Un grille-pain vintage en inox brossé ? Un smartphone low cost ? Du Comté affiné 36 mois ? Un bloc de couteaux imitation Laguiole ? Face aux rayons remplis de biens de consommation, Jean-Michel contemplait le champ des possibles, en soustrayant mentalement tout ce qu’il ne pourrait jamais s’acheter à cause de son maigre salaire.

Il aimait également regarder les enfants, les mères de famille, plus rarement les hommes seuls comme lui, s’arrêter devant les linéaires, pesant le pour et le contre avant de s’emparer d’un objet, d’un aliment ou de renoncer pour tracer son chemin en poussant le caddie vers d’autres rayonnages. Jean-Michel imaginait le dilemme qui traversait l’esprit de ses congénères face à un possible acte d’achat : je prends ? Je ne prends pas ? Je prendrai une autre fois ? La solitude l’avait conduit à développer une imagination débridée, presque schizophrénique. Il s’inventait de petites histoires, se mettant à la place des clients du magasin au moment d’acheter, et les dialogues qu’il concevait mentalement franchissaient parfois le seuil de sa bouche, à la grande surprise des gens qu’il observait à côté de lui, acteurs inconscients du film imaginaire inventé par l’esprit de Jean-Michel.

Un soir, il fut mal à l’aise lorsque, ne retenant pas ses mots, il déclara juste à côté d’une mère de famille que « ces chaussettes sont tellement belles, je suis sûr qu’elles plairaient beaucoup à mon mari Sébastien ». La femme le fixa : « Pardon ? Vous connaissez mon mari ? Vous êtes malade, non ? Venez, les enfants, on va aller voir la sécurité… » . Elle tourna le dos et se dirigea vers l’entrée du magasin, laissant toutefois le temps à Jean-Michel de s’enfuir discrètement tout en se maudissant d’avoir trouvé par hasard le prénom de l’époux de cette dame scandalisée…

Les visites quotidiennes de Jean-Michel chez Auchan avaient également pour conséquence inévitable de se faire identifier par les salariés du magasin. Les vendeuses du rayon Charcuterie, les bouchers, les poissonniers, les caissières… connaissaient tous ce personnage étrange, qui rôdait dans les rayons de 17h45 à 19h30 et qui passait son temps à regarder en coin les clients de l’hypermarché tout en remplissant chichement son caddie. Les plus bienveillants le saluaient avec une emphase très légèrement teintée d’ironie, les plus suspicieux s’en méfiaient, imaginant qu’un homme seul avec cet air benêt ne pouvait que dissimuler un pervers qui n’était (peut-être) pas encore passé à l’acte.

Mais Jean-Michel était un homme bon, sans malice ni perversité. Il recherchait juste un peu de cette chaleur humaine qui lui manquait tellement, un peu de cette impression de vivre au sein d’une communauté qui n’existait plus une fois la porte de son studio fermée. La seule personne avec qui il avait un peu plus d’échanges qu’un simple « Bonjour, Monsieur, qu’est-ce que je vous sers aujourd’hui ? », c’était Juliette, la jeune femme de la caisse 18. La caisse « Moins de 10 articles ».

Juliette était invariablement souriante, pleine d’entrain dans sa manière de saluer les clients qui s’engouffraient dans le couloir de sa caisse, appliquant à la lettre les consignes d’accueil de la direction de l’hypermarché mais sans jamais donner l’impression de se forcer. Elle payait ses études de Droit en ayant décroché ce petit boulot à temps partiel et scannait les articles tous les soirs de 17h00 à 21h30. Et tous les soirs entre 19h10 et 19h20, Jean-Michel posait ses achats du jour sur le tapis roulant de la caisse de Juliette et attendait de croiser son regard…

– Bonjour Monsieur ! Comment ça va aujourd’hui ?

– Ca va très bien, je vous remercie ! C’est gentil à vous de me demander…

– De vous demander quoi, Monsieur ?

– Bah… si ça va !

– Ah, mais c’est normal, Monsieur, d’être attentive à ses clients !

– Vous avez raison, c’est important d’être attentif aux gens…

– Ah ! Un petit plaisir, aujourd’hui ? Des Danette au chocolat !
– Oui… C’est vrai que c’est bon, les Danette au chocolat…
– Une petite douceur au dessert, c’est bien, ça ! C’est votre dame qui va être contente !

Juliette avait prononcé ces mots sans ironie et avec toute la sincérité dont elle était capable, entamant des dialogues presque automatiques avec la plupart des clients qu’elle croisait à sa caisse, mais Jean-Michel fut perturbé par cette intrusion dans sa vie privée. Plus précisément par cette intrusion dans son absence de vie privée. Jean-Michel allait devoir inventer une histoire conjugale qu’il ne vivait pas, ou révéler à son habituelle caissière qu’il partagerait ses Danette avec son téléviseur. Habitué, sous le toit de l’hypermarché, à vivre des vies par procuration, il préféra se fier à son imagination plutôt que de dévoiler le vide de son existence.

– Euh… Oui, elle adore les Danette ! Elle préfère même le goût pistache ! Mais il nous en reste encore 2 pots, du coup, j’ai pris chocolat !
– Très bon choix ! Un peu de variété dans les parfums, ça vous égaye une soirée ! Voilà, 12,53 €, s’il vous plaît…

Jean-Michel paya et rentra chez lui. Il avait conscience des conséquences de son mensonge et de son caractère irrévocable lorsque, le lendemain et les jours suivants, Juliette entamerait une discussion plus personnelle avec lui. Il lui fallait donc inventer une histoire tangible, réaliste, sans pour autant trop se livrer, ni risquer de révéler la triste vérité. Sur le chemin du retour, Jean-Michel se perdit dans ses pensées pour créer de toutes pièces l’histoire d’amour qu’il dissimulait derrière la porte de son studio.

Le lendemain, Jean-Michel passa à nouveau en caisse pour payer ses emplettes du jour. Juliette, fidèle à son poste et sa bonne humeur, l’accueillit avec chaleur.

– Ah bonjour Monsieur ! Alors, vous vous êtes régalé ? Un festin de Danette avec Madame ?
– Et bien… oui ! Nous avions faim et ma femme a dévoré tous les desserts ! Du coup, ce soir…
– Ce soir, c’est café liégeois, à ce que je vois ! Vous avez raison, faut pas se laisser aller ! 13,72 €, s’il vous plaît… Et mes amitiés à votre dame !

– Merci, je lui dirai !

En rentrant chez lui, traversant à pied le parking du centre commercial, Jean-Michel se sentait étrangement bien. Comme si cette compagne virtuelle remplissait un peu mieux son existence, comme si les quelques mots échangés avec Juliette lui octroyaient un nouveau statut, celui d’un homme comme les autres. Pour la première fois depuis longtemps, il sentait que le regard porté sur lui s’emplissait d’une forme de normalité qui lui faisait tant défaut. Et il ne devait cette douce sensation qu’à ces quelques mots échangés avec Juliette… Le cœur léger, il arriva chez lui, ignorant les moqueries plus bêtes que méchantes des jeunes stationnés dans le hall de son immeuble et pénétra dans son studio. Ce soir-là, mangeant comme deux, il dévora les 4 cafés liégeois devant une série policière des années 80.

Le jour suivant et les jours d’après, Jean-Michel ne cessa pas son rituel quotidien chez Auchan, glissant son maigre caddie entre les glissières de la caisse 18 occupée par Juliette. Mais son panier moyen grimpait imperceptiblement, indicateur de succès bien connu dans les hypermarchés et qui pouvait donner le sourire au plus ombrageux des chefs de rayons. Mais c’est à Jean-Michel que cette sensible hausse des dépenses donnait le sourire. Jour après jour, à mesure que son ticket de caisse comportait de plus en plus d’articles, Jean-Michel discutait un peu plus longuement avec Juliette, inventant quelques anecdotes conjugales qui semblaient intéresser la jeune caissière. C’est du moins l’impression qu’elle laissait à son plus fidèle client, soucieuse de donner à Jean-Michel quelques instants de lien social. Car Juliette était certes attentive aux autres mais également très lucide sur la personnalité de Jean-Michel. Elle aurait difficilement pu être totalement certaine que son client des environs de 19h15 était véritablement en couple, mais toutes ces semaines à compter les articles qui passaient sur son tapis roulant laissaient peu de doute quant au nombre d’assiettes dressées le soir au domicile de Jean-Michel. Les parts individuelles se partagent rarement en couple, quand bien même l’un des deux aurait un appétit de moineau. Toutefois, Juliette constatait que Jean-Michel consommait un peu plus de denrées alimentaires, des plats préparés plus volumineux, des desserts en colisages familiaux, parfois quelques bouteilles de vin et même une fois une bouteille de champagne 1er prix… Jean-Michel aurait-il véritablement trouvé l’amour ? se demanda Juliette.

– Eh oui ! Champagne aujourd’hui ! C’est pour faire une petite surprise à ma femme ! Elle a eu une bonne nouvelle au travail, une sorte de promotion si j’ai bien compris… mais je ne suis jamais complètement sûr de comprendre ce qu’elle fait au juste ! Ah ah ah ! Du coup, je ne vais pas trop tarder à rentrer pour la mettre au frais, parce que le champagne, si c’est pas frais, c’est vraiment du gâchis… Et vous, ça va bien ? Vous savez, c’est fort ce que vous faites parce que travailler en même temps que les études, c’est une sacrée organisation, hein ! Vous étudiez dans quoi déjà ? Du droit, c’est ça ? Alors là, chapeau hein, parce que ça a l’air très compliqué comme métier, ça, le droit… On regardait un reportage avec ma…
– Excusez-moi Monsieur, mais j’ai un peu de monde qui attend… Désolée, hein !
– Ah mais oui, vous avez raison ! On reprendra la discussion demain ! Combien je vous dois ?
– 17,54 € s’il vous plait…

Comme chaque soir, Jean-Michel reprit le chemin de son studio. Il était ravi de ses échanges quotidiens avec Juliette, dont la bonne humeur et l’attention ne souffraient aucune faille. Il croisa comme chaque soir les jeunes du hall d’immeuble qui s’étonnaient eux aussi du petit sourire de satisfaction qui ornait le visage de ce voisin si taciturne quelques semaines auparavant. Cette apparente joie retrouvée atténuait leur envie de le brocarder et, ce soir-là, ils se contentèrent de le saluer avec un peu moins d’ironie que d’habitude.

Jean-Michel gravit à pied les trois étages de son immeuble, emprunta le couloir qui menait à la porte d’entrée de son studio. Lorsqu’il glissa les clés dans le verrou de sa porte, il prononça des mots qui auraient pu surprendre des voisins si ceux-ci s’étaient trouvés sur leur palier.

– Chérie, c’est moi !

Jean-Michel entra dans le couloir d’entrée, fonça dans la cuisine pour entreposer ses achats du jour dans le réfrigérateur, disposant la bouteille de champagne dans le bac à glace afin que celle-ci se rafraichisse le plus vite possible. Puis il ôta son manteau, le suspendit au crochet vissé à l’arrière de la porte d’entrée et rejoignit sa place sur le canapé du salon.

– J’ai vu Juliette aujourd’hui… Elle est vraiment sympa cette petite, tu sais… Et bosseuse avec ça ! Ça doit pas être évident de travailler chez Auchan et de faire ses études en même temps… Le Droit, c’est pas donné à tout le monde… Bon allez, je vais préparer les croque-monsieur…

***

Vers 22h30, à l’issue de la rediffusion d’une série américaine déjà programmée une demi-douzaine de fois, Jean-Michel s’empara de la télécommande pour éteindre la télévision.

– Allez, il est tard ! On va au lit maintenant…

Dans le reflet du téléviseur éteint, Jean-Michel pouvait voir s’incruster les contours d’une bouteille de champagne et de deux coupes vides, trônant sur la table basse du salon. Il pouvait également voir son visage, sa silhouette… et celle de son canapé qui fut tout aussi vide lorsqu’il se leva pour aller se coucher.

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