L’homme avait un pénis piquant

La chance finit toujours par tourner. Enfin, c’est ce que racontent les gens chanceux.

– Salut Matthias. Tu vas bien ?

– Très bien Lucie. Et toi ?

– Pas mal. Tu fais quelque chose ce soir ?

– Je, je ne sais pas encore.

– On peut aller manger un bout ensemble si tu veux ?

Si je voulais ? Des semaines, des mois, que j’attendais ça. Un rendez-vous. Un vrai. J’avais attendu, attendu et attendu encore. Sans rien voir venir. Et Lucie m’invitait. A un rendez-vous.

Si à l’heure de sa mort, on voit vraiment défiler sa vie, je verrai ce rencard. Le plus beau moment de ma vie. La plus belle soirée. Une soirée idyllique. Magnifique. Merveilleuse. Magique. Je ne peux pas vous raconter. Je ne veux pas vous raconter ce moment. Ce moment m’appartient. Il nous appartient. Et cette nuit. Quelle nuit ! Je n’ai jamais fait jouir une femme comme j’ai fait jouir Lucie Jamais. Plus précisément, je n’ai jamais fait jouir une autre femme que Lucie. Pourquoi elle et pas les autres, je n’ai jamais compris. Mon sexe est de taille raisonnable, je m’en sers a priori normalement et ne suis pas plus éjaculateur précoce qu’un autre. Pourtant, rien. Avec aucune autre femme. Jamais. Aurélie, une fille plus bavarde, plus simple peut-être, m’avait confié, un peu saoule : « C’est bizarre Matthias, on dirait que ton sexe n’a pas de goût, pas d’odeur, pas de consistance». Puis s’arrêtant, et réfléchissant à ce qu’elle venait de dire, elle ajouta avec une candeur brutale : « C’est comme si t’avais pas de sexe, en fait ».

Je me révoltais : « Mais ce n’est pas possible. Ça n’existe pas » ! Je tentais de négocier, comme avec la mort, lorsque l’on refuse le verdict implacable : « Non, mon sexe n’est pas inodore, ni invisible. Je le vois, là, solidement accroché entre mes jambes… ». Et pourtant…

Soixante-quinze femmes. J’ai couché avec soixante-quinze femmes différentes dans les cinq années qui ont suivi ma nuit avec Lucie. Quarante ont gentiment fait semblant mais lorsque j’insistais, lourdement, pour savoir ce qu’elles avaient ressenti, toutes m’ont répondu, presque surprises, n’avoir rien éprouvé. Vingt-cinq n’ont pas eu la patience de simuler et ont cherché à comprendre ce qui se passait, se touchant, inspectant mon sexe tel des chirurgiens. Huit se sont mises à rire, nerveusement, pas méchamment et c’était bien le pire. Enfin deux ont interrompu les ébats pour en avoir le cœur net. Pour tenter de faire le lien entre ce sexe qu’elles avaient dans le leur et cette absence totale de sensation.

J’ai passé cinq années insupportables à chercher celle qui ressentirait ma présence ou qui supporterait cette absence. Sans surprise, mes relations n’aboutissaient jamais. Trop frustrantes. Et je devenais nerveux, angoissé et angoissant.

J’ai commencé à boire. D’abord un peu : un verre par-ci, un verre par-là. Puis un peu beaucoup. Pour oublier. Oublier que j’avais un sexe fantôme. Oublier que je pouvais prendre du plaisir mais pas en donner. Je traînais dans des endroits plus ou moins branchés, plus ou moins glauques, au gré des rencontres. Lors d’une nuit de débauche parmi d’autres, je finis avec une certaine Marilyn. J’étais trop parti pour angoisser, j’en oubliais presque mon infirmité et me mis à lui faire l’amour comme si elle pouvait y prendre du plaisir. Elle ne ressentit rien mais en plein coït, elle dit, sur un ton posé, anodin : « C’est marrant, on dirait que t’as de la coke sur la bite ». Je me suis retiré à l’instant, me suis redressé:

– Qu’est-ce que t’as dit ?

– Wow, le prends pas mal hein, je disais ça comme ça.

– Non mais pourquoi tu dis ça? Je ne le prends pas mal mais c’est important.

– Ben tu sais, la coke, ça anesthésie. Tout le monde croit que c’est bien pour baiser. Dans le nez oui, pas dans le cul.

Mais alors, peut-être que j’avais trouvé la raison de mon problème. Le lendemain j’étais chez mon médecin. Un type un peu perché.

– T’es en train de me dire que ton sexe sécrète de la cocaïne ? T’as dû bien taper dedans en tout cas.

– Non, je ne sais pas exactement, enfin je cherche… C’est une piste comme une autre, non ?

– Si c’est le cas, t’es millionnaire. Mais t’es aussi un trafiquant. Et de ce que j’ai compris de la prison et avec ton gabarit, tu n’auras plus de problème de sexe fantôme. Faut juste espérer que ton trou de balle est aussi riche en coke que ta quéquette. Allez  fais– voir ça.

Il chambrait beaucoup mais restait très attentif. Depuis des années il avait cherché avec moi les raisons de ma déficience : expert, spécialiste, psychiatre, marabout, nous avions beaucoup tenté, sans succès. Et s’il semblait se moquer, il refusait de lâcher prise. Cette piste ouvrait de nouvelles possibilités. Il m’a envoyé faire des examens. Examens que nous aurions peut-être pu demander des années plus tôt mais comment aurait-on pu savoir ? Quelques jours après, je suis retourné voir le médecin pour les résultats.

– Matthias, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

– Je vais commencer par la bonne.

– Dis donc, tu te crois à la télé ? C’est moi qui donne l’ordre. Alors la mauvaise, c’est que c’est pas en revendant ce que sécrète ta quéquette que tu vas te payer une maison avec piscine. Même une assiette de frites, ça me parait compliqué.

Il m’a sorti un nom tordu à rallonge, nom de la substance que produisait mon sexe.

– La bonne nouvelle, c’est que ça ne se sniffe pas, ni ne se vend mais ce machin anesthésie complètement les muqueuses. Un truc très très fort. Ça arrive une fois sur pfff… un milliard ! Pourquoi on ne l’a pas vu avant, ça, ça reste un mystère.

– Mais pourquoi moi je sentais quelque chose ?

– Un miracle mon fils.

Pas vraiment disposé à plaisanter sur ce sujet, je regardais froidement le médecin. Il se reprit.

– Ou alors la chimie. Plus vraisemblablement, tu es tellement habitué que ça ne te fait plus rien. Tes premières branlettes ne devaient pas être très enthousiasmantes mais ça a fini par passer.

Cette remarque anodine me redonna espoir. Un espoir fou mais n’est-ce pas dans ces cas-là que l’espoir est le plus nécessaire ?

– Donc, si je trouvais une femme qui resta assez longtemps avec moi, elle s’habituerait aussi ?

Il a hésité. Sûrement conscient de ce que sa réponse impliquait.

– Normalement, oui. Ou alors tu prends une femme frigide. T’auras un autre problème mais ce sera plus de ta faute. Allez, ça fera 23 euros.

Je suis rentré oscillant entre la joie, la tristesse et l’inquiétude. J’avais identifié mon mal. Quel soulagement. Quelle bouffée d’air pur. Mais le mal n’en était pas moins réel. La seule question qui restait : pouvais-je m’en débarrasser ?

J’ai erré de médecin en médecin pendant encore quelques mois, de tests en essais, de tentatives infructueuses en expériences ratées mais les spécialistes ont fini par trouver. Pour contrer les effets de mes sécrétions, je devais mettre une pommade particulière. Il s’agissait d’une sorte d’acide qui mangerait mes sécrétions anesthésiantes. Sans danger pour moi ou pour les autres mais indispensables pour faire ressentir à une femme quoi que ce soit.

Cette pommade, anodine pour la plupart des gens, allait changer ma vie. Pouvait changer ma vie. Je regardai le tube dans ma main droite. Sceptique. Qu’après tant d’années la solution se résumât à quelques grammes de pommade sur mon sexe me paraissait aussi ridicule qu’ironique. Tout ça pour ça ?  J’ai fini par mettre la pommade. Et je suis parti à la recherche d’une femme. Depuis des années, j’avais oublié le stress de la rencontre. Je savais à l’avance que toutes les rencontres tourneraient au désastre. Je ne m’impliquais plus vraiment. Ce découragement passait souvent pour du détachement et plaisait beaucoup à certaines femmes. Ironie suprême, j’avais en général peu de mal à trouver une femme pour la soirée en allant dans les bons endroits. Mais ce soir-là, je n’étais que stress, angoisse et inquiétude. Et si ça se passait mal ? On ne parlait plus d’une nuit sans suite, d’un drame en devenir mais au contraire, peut-être d’une femme pour moi, d’une belle histoire à construire, d’espoir. Je n’étais plus dans la position de celui qui serait quitté quoi qu’il arrive au bout de quelques semaines ou quelques mois, non j’allais peut-être rencontrer la bonne. Quoi que cela veuille dire. J’étais conscient de me projeter beaucoup trop : sexe fantôme ou pas, se mettre la pression pour rencontrer la femme de sa vie dans un temps limité n’a jamais aidé personne. Mais je partis dans cet état d’esprit et essuyai beaucoup de refus. Je transpirais, je balbutiais, je bégayais. Ridicule de la tête au pied.

Pourtant, une fille, peut-être moins regardante, a accepté de rentrer chez moi. J’ai remis de la pommade et nous avons couché ensemble. A l’instant où je l’ai pénétrée, j’ai compris que quelque chose était différent. Aussi tendu que j’étais, j’ai cru retrouver une sensation perdue, oubliée. Pas chez moi, puisque la pommade ne m’affectait pas, mais dans la tension, la posture, la réaction de l’autre. Elle sentait mon sexe, j’en aurais mis ma main au feu. Ses réactions me transportaient. Je souriais comme un imbécile. Son plaisir grandissait, je m’activais, j’étais heureux. Elle a commencé à crier, crier de plus en plus en plus fort jusqu’à ce que ses cris me vrillent les oreilles. J’y ai mis le temps mais j’ai fini par comprendre qu’elle ne criait pas de plaisir mais de douleur. Elle a roulé sur le côté, se tenant le ventre. Elle pleurait maintenant. Et j’étais là, près d’elle. Totalement désemparé, démuni. Le sourire sur mon visage a disparu petit à petit tandis que la fille tapait des poings contre le matelas.

J’ai appelé le SAMU qui a prévenu la police. Procédure de routine lorsqu’un type appelle pour expliquer qu’une fille, qu’il ne connait pas vraiment, se tord de douleur à côté de lui parce qu’ils ont couché ensemble. La fille a porté plainte contre moi pour coups et blessures.

Mon médecin est venu me voir en prison.

– Joue au loto mon gars ! Avec la déveine que t’as sur cette histoire, tu gagnes le gros lot direct !

– Mais ça a marché, docteur ! Elle a senti quelque chose ! Pendant 10 minutes, ça a été génial.

– J’ai croisé ton avocat, t’es pas obligé de t’appesantir sur le temps que ça a duré…

– Mais je l’ai pas agressée.

– Je suis médecin, pas juge… mais t’as ramené une fille et t’as couché avec. Après…

– Oui mais… Sans la pommade, y’aurait rien eu !

– Ça veut pas dire que c’est pas une agression mais bon… Je ne suis pas venu pour ça.

– Vous allez m’expliquer pourquoi elle a eu mal ?

– T’as vraiment pas eu de pot en fait. T’es tombé, du premier coup, sur une des rares filles dont le sexe était plus ou moins immunisée contre tes sécrétions.

– Comme Lucie ?

– Voilà. Comme Lucie.

– Merde. Mais, mais c’est dingue.

– Voilà. T’as cherché pendant cinq ans une fille comme ça et tu la trouves le jour où il t’en faudrait une autre.

– C’est pour ça alors ?

– Voilà, c’est pour ça qu’elle a dit au juge que t’avais un pénis piquant.

La réalité ?

L’homme avait un pénis piquant

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