Un congrès sur l’homéopathie tourne au chaos en Allemagne

Juan Hernandez n’est pas peu fier. Pour la première fois depuis qu’il a fondé son laboratoire de médicaments bios et naturels au Mexique, il a réussi à décrocher le précieux sésame pour entrer dans le Saint des saints, rejoindre la short-list de ceux qui comptent dans le monde impitoyable de l’industrie pharmaceutique… Il va tenir un stand au prestigieux salon ExpoPharm de Munich, dont le thème cette année est « Médecines douces, homéopathie et médicaments naturels : un autre monde est possible ».

Le chemin vers cette consécration aura été long, coûteux, semé d’embuches, à la fois riche en découragements et en satisfactions… Et aujourd’hui, ses efforts payent enfin. Il va pouvoir présenter au monde entier le résultat de 10 ans de travail : un antidépresseur d’origine naturelle issu de la psilocyne, une substance active présente dans les champignons de sa région d’origine. Juan, convaincu que les effets hallucinogènes de la psilocyne pouvaient être isolés afin de n’en conserver que les principes actifs antidépressifs, travailla d’arrache-pied pour prouver le bien-fondé de sa théorie, après des brillantes études de chimie et une courte expérience dans des laboratoires prestigieux. Il avait également réussi à ne pas se laisser détourner du droit chemin, approché à de nombreuses reprises par des barons de la drogue amateurs de Breaking Bad, imaginant que Juan pourrait leur concocter des drogues de synthèse bon marché afin d’inonder les États-Unis. En arrivant devant l’entrée des exposants pour finir de monter son stand, il repensait avec tendresse à l’épisode cocasse de son enlèvement par 3 hommes de main de « Loco Miguel », le caïd local, qui craignait que ses médicaments à base de champignons ne lui fassent de l’ombre ! Après une explication entre gentlemen où Juan expliqua à Loco Miguel la finalité de sa petite entreprise, oubliant le pistolet vissé contre sa tempe, le jeune entrepreneur fut suffisamment convaincant pour repartir vivant de chez son ombrageux compatriote, dans le même coffre de voiture que celui qu’il occupa au voyage aller. En souriant, il se dit que le confort de la classe économique de la Lufthansa était tout de même plus appréciable…

Juan ne se déplaçait jamais sans un petit tube de son précieux médicament, la Setacyne, afin de calmer les petites anxiétés qui se manifestaient chez lui lors des moments importants de sa vie. Conçue sous forme de gélules rondes, la Setacyne s’utilisait d’une façon proche de celle des autres substances homéopathiques, par ingestion fréquente afin que l’organisme en assimile doucement les principes actifs. Il avait pu tester les vertus de sa création sur des malades victimes de dépression, et les effets en étaient objectivement positifs : ses cobayes montraient à 87,5% des signes réels d’amélioration de leur état psychique. Validée par les différentes instances de mise sur le marché, au Mexique, en Amérique du Nord et désormais en Europe, la Setacyne était pour Juan la promesse d’une consécration scientifique et économique. S’il ne commettait pas d’erreur, il serait bientôt un homme riche.

Il transportait avec lui une glacière contenant un précieux paquet, qu’il avait eu toutes les peines du monde à faire entrer en Europe. En effet, il trimballait un kilo de champignons hallucinogènes,  tels qu’ils pouvaient être ramassés à l’état sauvage. Lors de la conférence où il devait intervenir lors du 2ème jour du salon, il souhaitait ménager un petit effet devant l’assistance, en exhibant la dangereuse matière première dont il avait réussi à ne garder que le meilleur. Le jeune pharmacologiste avait prévu de préciser à son auditoire que le kilo de champignons qu’il leur présentait pouvait défoncer pendant 48 heures toutes les personnes présentes dans la salle, mais qu’une fois synthétisé sous la forme de la Setacyne, les mêmes personnes pourraient bénéficier d’un efficace traitement antidépresseur pendant un mois… Impact garanti.

En arrivant sur son stand, il chercha le réfrigérateur qu’il avait fait mettre en place dans la petite réserve située à l’arrière de l’installation. Il le trouva, ouvrit la porte et chercha une place pour y entreposer ses précieux champignons. Il n’avait pas souhaité les stocker dans son hôtel car il se méfiait du personnel qui vérifiait l’état du minibar. Mieux valait garder près de lui ses stupéfiants produits… Il déplaça quelques bouteilles de champagne, prévues pour la soirée inaugurale, et trouva un petit emplacement adéquat. Emballés dans un sac plastique anonyme mais barré d’un « DON’T TOUCH », Juan ne doutait pas que ses champignons seraient ici en sécurité.

C’était sans compter sur l’amateurisme de son traiteur.

Car Hans Muller, cuisinier munichois de son état, était une plaie. Ce que ne pouvait pas savoir Juan lorsqu’il s’adjoint ses services depuis le Mexique. Sur le papier, Hans semblait professionnel : une longue expérience des pince-fesses, une carte abordable pour le budget serré de Juan, une certaine habitude des salons professionnels et une capacité affirmée de s’adapter aux attentes de ses clients. Juan lui avait demandé s’il pouvait cuisiner des spécialités mexicaines classiques : tacos, gorditas, chili con carne, tortillas, tostadas, guacamole… Ce à quoi Hans, en mal de clients, avait répondu favorablement sans avoir pourtant la moindre idée de la manière de préparer ces plats. Il trouverait bien un livre sur le sujet, se dit-il en encaissant l’acompte de Juan.

Ce qui caractérisait Hans, c’était à la fois une incapacité à s’entourer de cuisiniers fiables, mais aussi une fâcheuse tendance à oublier la moitié des ingrédients nécessaires à la bonne préparation de ses cocktails dinatoires. Son fait de gloire dans ce registre remontait à l’année précédente, où il oublia de commander les saucisses nécessaires à la préparation du menu 100% Hot Dog de son client. Constatant son erreur, il se rua dans un kebab voisin et acheta la totalité des merguez épicées du commerçant de proximité. Son cocktail fut un désastre, et sa trésorerie aussi sérieusement amputée que sa réputation. Pour tout exposant soucieux de soigner son image de marque, la présence de Hans derrière les fourneaux constituait un véritable risque industriel.

Quand le cuisinier arriva sur le stand avec son équipe, quelques heures avant l’inauguration du salon, Juan était évidemment fébrile. Au four et au moulin, il briefait ses commerciaux, donnait des consignes aux hôtesses, revalidait le planning des jours à venir, vérifiait l’installation des présentoirs, ajustait quelques détails sur la présentation PowerPoint qui devait tourner en continu sur les écrans… Il espérait que Hans, en bon professionnel, lui éviterait d’avoir à contrôler la bonne exécution de la partie alimentaire de la soirée. Juan devait se concentrer sur son business.

Hans fut prestement accueilli par Juan, qui lui indiqua la réserve où étaient installés deux fours, six plaques de cuisson et un plan de travail étroit mais fonctionnel. Les cuisiniers s’installèrent et commencèrent à s’affairer. Une partie importante du menu avait été préparée dans les ateliers de Hans, ce qui l’avait rassuré sur la diminution des risques d’échec de la soirée. Il lui fallait reprendre confiance après ses échecs récents. Une heure avant l’ouverture du salon, il réunit son équipe pour les dernières consignes et assurer le coup de feu.

« Frank, tu mets à réchauffer doucement le chili. Et fais attention à ne pas faire cramer au fond ! Feu doux, tu couvres et tu touilles régulièrement… Heinrich, tu t’occupes des tortillas. Tu en prépares six grandes, et on les fera réchauffer…
– Oui, chef ! Par contre, je ne trouve pas les œufs…

– Oh putain !!!! Merde de merde, j’ai oublié les œufs !! Heinrich, tu fonces au supermarché du coin et tu m’achètes tout ça. Magne-toi, tu as 15 minutes pour tout ramener ! »

Heinrich était le jeune apprenti de Hans. À l’image de son patron, il confondait souvent vitesse et précipitation, faisait le plus souvent preuve d’une capacité hors norme à se déconcentrer et à paniquer en cas de coup dur. Il se rua hors du salon et se précipita vers le supermarché le plus proche pour acheter les précieux œufs. Lorsqu’il revient sur le stand, passant discrètement sans se faire remarquer par Juan, il réalisa qu’il manquait également des pommes de terre… Peu importe, se dit-il, des tortillas, ce ne sont jamais que des grosses omelettes. Avec quelques poivrons, tomates et champignons, il ferait illusion. Il avait bien vu dans tous les ingrédients rapportés par son patron que les légumes nécessaires y figuraient. Sauf les champignons.

En désespoir de cause, Heinrich fouilla partout. Lorsqu’il ouvrit la porte du réfrigérateur, il découvrit le sac plastique à peine dissimulé derrière les bouteilles de champagne et y trouva par miracle un sac de champignons qui ferait bien l’affaire… Fidèle à son amateurisme et galvanisé par cet heureux concours de circonstances, il ne se posa pas une seule seconde la question de savoir ce que fichait ici ce drôle de paquet. Ni même de s’interroger sur le sens des mots « DON’T TOUCH »… Heinrich mit les champignons à cuire, cassa les œufs, éminça les poivrons et coupa les tomates en morceaux. Il mélangea le tout, et réalisa ce qui, de son point de vue, constituait une réussite en terme de world food… Les hallucinantes tortillas à la Heinrich.

19h00. Juan commençait à accueillir ses premiers invités. Il avait convié des industriels importants qui pourraient l’aider dans le développement de son entreprise, l’Ambassadeur et ses adjoints représentant la diplomatie mexicaine en Allemagne, des officiels du Salon dont le Délégué Général, et même cinq des principaux pontes de l’Ordre des Médecins Psychiatres de Bavière. Il souhaitait insister sur son identité sud-américaine tout en rassurant ses pairs sur le sérieux de ses produits. Le cocktail devait lui permettre de lancer son opération séduction auprès de l’industrie pharmaceutique mondiale, et le positionner parmi les jeunes entrepreneurs du Nouveau Monde sur qui compter.

Entouré de ses principaux invités, Juan profitait des quelques minutes que ceux-ci lui accordaient pour présenter les bienfaits de la Setacyne. Les équipes de serveurs passaient entre les convives pour proposer du champagne, des portions de chili con carne servies dans des mini-cocottes, des tacos et des parts de tortilla « à la Heinrich ». Tous les gourmands apprécièrent la qualité du cocktail, non sans noter toutefois que les parts de tortilla avaient un délicieux petit arrière-goût de « je ne sais quoi »… Sur le stand de Juan, près d’une centaine de personnes se régalèrent de ces petits fours à la Tex Mex, y compris ce que la presse qualifiera plus tard de « space tortillas ».

Car une demi-heure plus tard, les pique-assiettes avaient changé et Juan pouvait s’enorgueillir d’avoir pu discuter avec des décideurs importants. Tous, en se régalant des plats de Hans, avaient signifié à Juan les perspectives brillantes qui s’ouvraient à lui. L’un des représentants de Bayer avait même évoqué la possibilité d’une association pour la fabrication et la commercialisation de la Setacyne en Europe. Juan était sur un petit nuage, incapable jusqu’à présent d’avaler le moindre morceau tant le stress du moment lui avait coupé l’appétit. Mais face à tous ces signes favorables, il sentait que son estomac reprenait vie. Il attrapa quelques chips de maïs qu’il trempa dans le guacamole (qu’il trouva affreusement fade) et décida de confier les rênes du stand à son adjoint afin d’assister au discours d’inauguration…

Juan se joint à la foule massée face à la tribune officielle qui allait déclarer ouverte cette nouvelle édition de l’Exopharm. Le délégué général du Salon se tenait prêt à prendre la parole, entouré du ministre de la Santé allemand et des industriels qui s’étaient pour certains attardés sur le stand de Juan. Le délégué avait l’air étonnamment agité par rapport au calme qu’il affichait lors de ses échanges avec Juan à peine une heure plus tôt. Il suait abondamment, regardait avec un air inquiet autour de lui, et affichait des signes de nervosité intense. Juan mit cette attitude sur le compte du trac, mais il se rendit rapidement à l’évidence que quelque chose n’allait pas. Pas du tout.

Alors que tout le monde s’attendait à un traditionnel discours ampoulé et truffé de remerciements, le Délégué général empoigna le micro tel un forcené, en état de panique manifeste. Il se mit à hurler, le regard fou : « ALLEZ-VOUS EN !!! PARTEZ VITE !! LES SOURIS, ELLES SE VENGENT ! ELLES VOUS ATTAQUENT ! LÀ !  LÀ ! LÀ ! ET LÀ ! AAAAHHHHHHHH !!!!!!! »

Un vent de folie se mit à souffler sur la foule prise d’hystérie. Pendant que les invités couraient dans tous les sens en cherchant un moyen de s’enfuir, le représentant de Bayer s’empara du micro avec un calme olympien pour chanter la « Mickey Mouse March », dans une version Full Metal Jacket emprunte d’une virilité toute teutonne. L’industriel marchait sur place, dans une posture de défilé militaire, chantant face à une foule hurlante. Juan, pétrifié par cette scène surréaliste, tourna la tête et se rendit compte qu’à ses côtés se tenait l’Ambassadeur du Mexique, dont il avait reçu les compliments sur son stand. L’homme s’était agenouillé, se tenant le ventre dans un rictus de douleur. Susurrant les mots « Puta de puta madre, puta de puta madre, puta de puta madre… », il ôta la ceinture de son pantalon, se déboutonna et se mit à déféquer sur le parquet. Quand Juan voulut l’aider à se redresser pour lui éviter cette humiliation publique, le diplomate le regarda avec des yeux possédés, prononçant des mots incompréhensibles et hargneux à l’encontre du jeune chercheur…

« Zeme ica nitlamiliz in tliltic oquichtlanahuatiani de neca moxicoani teca mocaya… YE MACA TIMIQUICAN !!!! »

Sur ces mots, l’Ambassadeur tomba la tête la première, les fesses à l’air, telle une autruche blessée. Juan eut un très mauvais pressentiment, constatant que ces comportements ressemblaient étrangement aux effets de drogues hallucinogènes qu’il connaissait si bien. Passant devant la tribune, se bouchant les oreilles pour s’épargner les hurlements de terreur du délégué général et les chants martiaux et béats de l’homme de chez Bayer, il croisa du regard les membres de l’Ordre des Médecins Psychiatres de Bavière. Deux d’entre eux dansaient un slow langoureux, deux autres regardaient le plafond du grand hall de l’Exopharm, terrorisés et criant « ZEPPELIN ! ZEPPELIN ! », tandis que le dernier riait à gorge déployée en regardant ses quatre collègues… En repartant vers son stand, il rencontra d’autres visiteurs dont il avait aperçu le visage sur son stand : tous erraient dans un état second, certains se tordaient de douleur quand d’autres pouffaient de rire, quelques-uns enfin semblaient entrés en transe… En tout, Juan l’apprendra plus tard, 87 personnes auront été diagnostiquées dans un état d’hallucination causée par l’ingestion de substances illicites.

Juan arriva sur son stand et trouva Hans et Heinrich dans la réserve. Le jeune apprenti et son mentor avaient manifestement goûté les tortillas : le premier dévisageait la paroi du frigo en chantant les paroles de « Big In Japan » du groupe allemand Alphaville. Hans, de son côté, touillait une casserole ayant servi à la préparation du chili con carne, répétant en boucle « Ça colle au fond, ça colle au fond, ça colle au fond… » tout en sauçant le fond du plat avec du liquide-vaisselle… Juan écarta Heinrich du réfrigérateur et ouvrit la porte. Mortifié par l’absence de ce qu’il espérait y trouver, il prit la seule décision qui s’imposait.

Juan fut arrêté au moment où il s’apprêtait à monter dans le premier avion pour Mexico. Accusé d’empoisonnement et placé en garde à vue, il parvint à conserver sur lui un tube de Setacyne. Comme il en avait l’habitude pour canaliser les crises d’anxiété survenant aux moments importants de sa vie, il eut particulièrement besoin de son médicament à cet instant précis. Il avala la totalité des gélules restant dans son tube et, selon les dires des enquêteurs, Juan se révéla très coopératif.

Par la suite, personne n’entendit jamais plus parler de la Setacyne. Ni de Hans Muller.

Et voici la réalité…

Un congrès sur l’homéopathie tourne au chaos en Allemagne

 

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