Un homme meurt écrasé par le mur qu’il abattait.

De la vue qui surplombe les imposantes sablières situées au sud de Toulouse, on pouvait assister à l’habituel spectacle du samedi matin, le lent flot de voitures qui s’écoulait le long de la Garonne, prenant sa source de la zone commerciale où deux heures avant, dans un flux inversé, c’était de la ville rose d’où il se déversait. Bernard Cosse les deux mains sur son volant, les bras lâches, jouant mollement de l’embrayage, avait distraitement le regard fixé sur la falaise de la sablière, fasciné par la virilité qu’elle dégageait, symbole de la puissance du travail et de l’outil humain, capables de grignoter sans faiblir la roche et la terre, d’en tirer le sable et la caillasse, indispensables composants d’un autre symbole de la puissance réalisatrice de l’humanité, le béton. Face à cette pensée, Bernard Cosse se sentait puissant. Il était maintenant détenteur d’une meuleuse d’angle de qualité professionnelle – 230 mm de diamètre, 2600 W et une redoutable vitesse de rotation de 6600 t/min – sur laquelle il monterait un disque diamant spécial béton armé qu’il avait acheté avec, l’instrument au bout de ces bras, Bernard Cosse devenait destructeur de symbole. C’était le programme de son après-midi, abattre le mur en béton du fond du jardin « pour qu’on ait enfin la vue sur la berge » un des nombreux projets qu’ils avaient eus avec sa femme quand ils avaient acheté leur maison 17 ans auparavant. Mais mis à part des peintures refaites, la cuisine, une des salles de bain, plus quelques plantations, leurs réalisations, cahotées par le quotidien d’un couple qui travaille et la turbulence d’une vie de famille avec 2 garçons adolescents, avaient doucement été repoussées plus ou moins inconsciemment et avec une solide foi dans un avenir sans faille au futur radieux du temps libre : la retraite. Les années s’écoulèrent sans crise cardiaque, AVC, cancer ni même accident de la route, hormis le chagrin de devenir orphelins de la génération qui les précédait, parents, oncles, tantes et toutes sortes de cousins, ils avaient survécu au rythme de rendez-vous médicaux plus fréquents et à la compagnie du pilulier au petit déjeuner, contenant tous les ingrédients pour traiter le cholestérol, la tension et une thyroïde capricieuse, seuls désagréments qui accompagnaient le droit acquis de disposer pleinement de son temps, ultime récompense de leur vie d’efforts. La cinquantaine avaient déjà été généreuse, le bonheur d’une intimité retrouvée, en amoureux comme avant, les habitudes en plus, leurs enfants s’étaient installés, mariés, étaient parents à leur tour, les deux studios qu’ils avaient pris pour les études des garçons étaient maintenant en location, tous leurs crédits avaient été remboursé et chacun avait bénéficié du confort d’une fin de carrière dans des secteurs industriels prospères, lui comme ingénieur aéronautique et elle comme assistante de direction dans un laboratoire pharmaceutique. C’est sa femme qui fut la première à la retraite bien que Bernard Cosse aurait pu partir un an avant elle et profiter le premier de cette étendu de vie que les statistiques rabotaient à une quinzaine d’années et qui s’étalait enfin devant eux, mais quarante ans d’habitudes professionnelles, d’horaires imposés, de la méchanique de la hiérarchie, du défis quotidien de résoudre des problèmes complexes auquel il avait tellement pris goût et l’angoisse qu’une année seule chez lui le ferait sombrer dans une oisiveté inconnue qui ne pouvait être que maladive, l’encouragèrent à continuer une année supplémentaire laissant sa femme défricher ce nouveau monde tant convoité qui ne serait consacré qu’à leur vie de couple, leurs petits enfants, amis, partir en vacances, visiter le monde, tous ces endroits où ils n’avaient jamais pu aller et bien sûr s’atteler aux aménagements de leur maison.

Bernard Cosse termina sa carrière un jeudi après un pot de départ avec son équipe, la direction et de nombreux autres collègues, quelques discours, du champagne, un cadeau commun et une dernière fois, le trajet du retour en costume accompagné de sa fidèle mallette. Le lendemain et les premiers jours qui suivirent, ressemblèrent à un long weekend, les deux premières semaines à des vacances, à la troisième, sa réjouissance s’effrita, se retrouvant souvent les mains dans les poches à regarder autour de lui ce qu’il pourrait faire, cherchant à remettre son cerveau en marche, il se mit à dresser mentalement tout un tas de plans de batailles et décida qu’il s’attaquerait dès le lundi suivant à l’abattage du mur, enthousiaste à l’idée de partager avec sa femme la mise en branle de ses projets « mais tu ne vas pas le faire toi-même — ben si pourquoi — tu vas te tuer à la tâche à faire ça — mais non je sais ce que je fais — au moins tu devrais demander à Marc et Jérôme de venir t’aider — je vais pas les ennuyer avec ça et puis faut bien que je m’occupe — et pourquoi tu veux commencer par ça moi je préférerais qu’on refasse notre chambre d’abord — le mur ce n’est pas urgent c’est pour ça que je veux le faire en premier on le fera jamais sinon alors que là on profitera de la vue tous les jours ». Malgré les doutes de sa femme qui l’avaient contrarié, professionnellement accoutumé de ne pas être contredit, le lundi matin il s’attela aux premiers préparatifs depuis son atelier, centre de commandement qu’il avait rangé et organisé tout le weekend, il arracha ensuite le lierre et la vigne-vierge qui recouvraient le mur pour prendre des mesures et inspecter la qualité du béton à la recherche d’éventuelles faiblesses qui pourraient lui poser problème, puis étudia quel était le meilleur moyen pour abattre le mur, l’outillage nécessaire et comment se débarrasser des gravats, quel type de grilles installer à la place, comment l’installer et mêmes quelles plantes grimpantes y pousseraient le mieux, prenant en compte le climat toulousain, la proximité de l’eau et l’ombre de la colonne d’arbres qui longeait la Garonne et assombrissait le fond du jardin. Il passa une grande partie de la semaine dans ses recherches, quand décidé sur la méthode qu’il emploierait – découper le mur à la meuleuse, le sectionnant par pans dont il avaient calculés la largeur idéale entre le moins de coupes et des pans suffisamment légers pour être manœuvrables et éviter tout accident – il alla acheter l’outillage et la matière première qu’il lui fallait, serre-joints, tasseaux, étais, clous, vis, piquets, grillages, sacs de sable et de béton, seule la meuleuse qu’il avait sélectionnée n’était pas disponible « on pourra vous l’avoir pour samedi matin — d’accord » il chargea le tout dans son break et passa le reste de la semaine à tracer au cordeau les traits de coupes sur les murs, installer une paire d’étais de chaque côté des pans et tout un tas d’autres petites tâches indispensables au déroulé des travaux. Le samedi matin, il alla chercher sa meuleuse.

Il rentra pour le déjeuner, sortit son achat placé fièrement au milieu du coffre de sa voiture et la ramena dans son atelier se laissant le plaisir de la déballer après le repas, ce qui ajouta une agitation supplémentaire à son désir de s’y mettre. Ils déjeunèrent sur la terrasse derrière la maison face au long déroulé de pelouse où au bout trônait le mur, principal sujet de conversation « je ne comprends pas pourquoi tu n’as voulu que les enfants viennent t’aider … mais ça va pas te tomber dessus — avec les étais non … ça risquera rien — mais pourquoi tu fais ça un samedi ça va faire trop de bruit … mais tu vas pas laisser ça sans rien après … — non je vais tendre la grille mais j’installerai les piquets demain et je tendrai tout ça lundi … — tu crois que ça pousserait une passiflore au fond … — … et après les pans je les mets sur le diable … je les emmène à la déchetterie … crac » le parasol s’écrasa au sol, emporté par une bourrasque. Habitué au vent d’autan qui souffle dans la région, Bernard Cosse alla chercher deux sacs de sable qu’il posa sur le pied du parasol après l’avoir redressé et se remit à table « ça souffle aujourd’hui … — oui … tu voudras du café après je vais le faire couler … mais le vent il va pas te gêner … tu feras attention quand même — y a pas de danger j’ai bien calculé un pan ne fera pas plus de 30 kilo … — fait gaffe avec ce truc … ça me fait toujours peur ces engins là … laisse je vais faire » Bernard Cosse laissa sa femme débarrasser et parti dans son atelier déballer sa meuleuse, installer le disque, tirer une rallonge jusqu’au fond du jardin, y amener différentes planches, tasseaux, serres-joints et se mis en tenue, tablier de cuir, gants, lunettes de sécurité, casque à visière et partit se mettre à l’ouvrage sous l’ombre dansante des arbres agités par le vent. Il fit une première coupe verticale, puis la seconde, le disque tranchant net les parpaings de béton, coupa ensuite le bas du premier pan, il retira les deux étais qui soutenaient le mur du côté intérieur, tira légèrement de la main le haut du premier pan qui tomba dans un « ploumff » sourd sur la terre toujours humide par la proximité du fleuve, Bernard Cosse en sueur, sourit, satisfait et se remit à l’ouvrage. Il découpa un deuxième pan et de la même façon le fit tomber, il entama le troisième, sciant d’abord la coupe verticale puis l’horizontale, à mi-longueur quand il passa entre les deux étais adossés au mur « crac » sous la pression d’une bourrasque plus violente que les précédentes, le pan à moitié coupé se fissura à la base suivant une ancienne fissure mal réparée qui traversait le mur en diagonal et qu’il n’avait pas décelée pendant ses préparatifs. Les étais posés sur une terre trop meuble ne supportèrent pas le poid et un morceau du mur d’une largeur équivalente à presque trois pans s’effondra sur lui, il eut juste le réflexe de lâcher la meuleuse qui équipée de toutes les sécurités réglementaires en vigueur bloqua la lame net.

« … crac … ça doit encore être le parasol avec le vent … j’aurai dû demander à Bernard qu’il le range avant de commencer … Bernard … Bernard oh mon dieu Bernard au secours Bernard réponds Bernard au secours venez m’aider quelqu’un vite Bernard — qu’est-ce qui passe Isabelle — c’est Bernard le mur lui est tombé dessus Bernard tu m’entends Bernard — Monique appelle les pompiers le voisin le mur s’est effondré sur lui — Bernard réponds moi Bernard réponds s’il te plait — qu’est-ce qui se passe vous avez besoin d’aide — oui son mari est coincé sous le mur — Bernard répond Bernard — prenez la planche et on pousse chacun d’un côté pousse toi Isabelle — Bernard réponds pourquoi tu m’as pas écouté Bernard — allez poussez — ça s’enfonce dans la terre — Bernard Bernard réponds s’il te plait réponds Bernard — ça lèvera pas comme ça faut qu’on essaie en levant tous d’un côté — Bernard … Bernard … Bernard … »

Bernard Cosse était déjà décédé quand les pompiers arrivèrent 20 minutes après l’appel de la voisine, le mur dans sa chute lui avait brisé la cage thoracique, écrasant ses poumons, il avait déjà perdu connaissance avant même que sa femme ne découvre la scène.

À la mémoire de Marc Vasseur.

Et voici la réalité…

Un homme meurt écrasé par le mur qu’il abattait.

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