Les liens qui m’enserrent les poignets me font mal. Je ne me souviens pas avoir connu une telle douleur jusqu’à ce soir. À vrai dire, je n’ai jamais ressenti la douleur. Sur mon dos, un gros balaise pèse de tout son poids pour me maintenir au sol. Son genou appuie sur ma colonne vertébrale. Ça me fait un mal de chien. Je me débats. Une main s’abat sur mon visage. La douleur, ma vue se trouble, ma bouche est envahie de liquide. Ce goût… Je le reconnais… Du sang… Mon sang ! J’ai mal. Mes bras sont engourdis. Je jette mes dernières forces dans une tentative pour me dégager de l’emprise du gros balaise. Mes dernières forces. C’est étrange. Je ne manque jamais de force. Je n’ai jamais manqué de force jusqu’à ce soir. Le gros balaise m’assène à nouveau un coup de poing. Juste avant de perdre connaissance, derrière moi, quelque part dans la pièce, j’entends un homme vociférer.
« On l’a coincé ce salopard ! »
J’ouvre les yeux. Je ne suis plus chez moi. La pièce blanche éclairée par des néons est un peu vide. Je suis assis sur une chaise devant une table à laquelle je suis menotté. La table est fixée au sol. De l’autre côté de la table, il y a deux chaises vides. Et c’est à peu près tout ce qu’il y a dans la pièce. De toute évidence, je suis dans une salle d’interrogatoire. Pourquoi ? Je rassemble les pièces du puzzle de cette soirée. Les coups de poing. Les vociférations. L’agitation. Les douleurs. Un sacré bordel. C’est encore un peu flou. Cet abruti a tapé fort, très fort ! Tout est embrouillé. Je n’arrive pas à remettre les événements dans l’ordre.
Réfléchir. Reconstruire les souvenirs de la soirée. Je suis perdu dans la chronologie. Ma mâchoire encore endolorie me suggère que ça ne fait pas très longtemps que ce poing s’est abattu sur mon visage. Quelques heures, tout au plus. Je dois me concentrer. Je dois me rappeler. Pourquoi suis-je menotté à une table dans une pièce vide ? Que s’est-il passé pour que je me retrouve à attendre ainsi ? Attendre. Attendre, certes, mais quoi ? À un moment, la porte va s’ouvrir. Quelqu’un va venir me parler. Je vais probablement être interrogé. Je ne sais pas ce qu’on me reproche. C’est manifestement suffisamment grave pour qu’on décide de me menotter à une table fixée au sol.
Le sol. Plus tôt dans la soirée, j’ai été violemment projeté sur mon parquet pour y être malmené, menotté et assommé. Je ne m’y attendais pas. J’étais assis sur mon canapé. Je fixais le mur, plongé dans mes pensées, quand la porte a volé en éclats. Des hommes se sont précipités dans mon appartement. J’ai à peine eu le temps de réaliser ce qui se passait que deux d’entre eux étaient déjà sur moi. La suite, je me débats, on me frappe… Rideau noir… Puis je me retrouve dans cette pièce !
Je lève les yeux vers le mur en face de moi. C’est ce que je faisais au moment où tout est parti en vrille. Je fixais mon mur. Dans cette salle d’interrogatoire, une grande partie de la surface du mur est recouverte d’un miroir. Et LUI ! Il me fixe. Il me dévisage. Il imite à la perfection le moindre de mes gestes. Des bribes de souvenirs me reviennent.
« Qui êtes-vous ? »
Il m’imite mais je n’entends pas ses paroles. Je n’entends que ma voix ! Les pièces du puzzle se remettent en place. Tout a commencé avec une putain de glace et Lui ! C’est Lui qui est à l’origine de mes emmerdes. Lui qui est là à me dévisager alors qu’il ne devrait pas y être ! Je me souviens maintenant ! Tout allait bien pour moi jusqu’à ce qu’Il apparaisse devant moi. C’est à cause de Lui que je me suis fait prendre.
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Je suis sorti peu après le coucher du soleil. L’heure idéale pour aller tâter le pouls de la ville. Je n’ai pas vraiment de rituel mais une bonne soirée commence toujours par une ballade dans les rues animées. Je marche. J’observe le va-et-vient incessant. Les travailleurs épuisés de leur journée qui, le dos rond, regagnent leurs pénates. Je ne les aime pas trop mais ils sont parfois intéressants. Les jeunes adultes, plus en forme, qui s’empressent de rejoindre un de ces lieux de beuverie quelconque dans lequel ils passeront quelques heures à enchaîner les verres. Ce sont mes préférés, surtout après la fermeture des bars.
Voilà une heure que je déambule nonchalamment quand je sens une présence fantomatique. Personne ne me suit mais je perçois cette présence. Du coin de l’œil, j’aperçois son reflet dans les vitrines des boutiques qui se trouvent sur mon chemin. Après quinze minutes de ce petit manège, je décide de le confronter. J’emprunte une ruelle sur ma droite et m’arrête immédiatement dos au mur pour le saisir par le col et lui donner une bonne leçon. Je ne peux prendre le risque d’avoir quelqu’un qui me suit. Je vais lui foutre la trouille de sa vie et ce sera réglé.
Personne. Personne ne m’a emboîté le pas dans la ruelle. Il a sûrement compris mon intention. Il a probablement rebroussé chemin. À moins que… Peut-être me suis-je inquiété pour rien. Peut-être que personne ne me suivait. Il faut avouer que je suis un peu fébrile ce soir. Je n’ai pas chassé depuis quelque temps. Cela m’arrive parfois de cesser toute activité durant quelques semaines. Je me mets en retrait. Je me repose. Ce n’est pas à cause de la fatigue que je dois me reposer. Je ne fatigue pas. C’est un irrépressible besoin de faire le vide qui me pousse à m’éclipser. Je fais le vide. Je dors d’un sommeil lourd et chimique. C’est confortable. Quand je me réveille, je suis prêt à repartir en chasse.
Cinq longues minutes que je suis adossé à ce mur pour m’assurer que je ne suis pas suivi. L’excitation de la chasse me rend un peu paranoïaque. Une fois certain que personne ne m’a pris en filature, je repars d’un pas léger. Je déambule au gré des rues et ruelles de la ville. L’excitation de la chasse aiguise mes sens. Je suis alerte. Il ne faut pas longtemps avant que je ressente à nouveau cette présence. Toujours dans le coin de l’œil. Impalpable. Invisible. Puis tout bascule.
Un miroir dans la vitrine d’un magasin de vêtements. Et LUI qui me contemple ! Personne ne se tient debout à côté de moi et pourtant je vois son reflet dans ce miroir. LUI ! Il me toise du regard ! Je panique. Je regarde autour de moi et je ne le vois pas. Je regarde ce miroir et le voilà qui me fixe. Suis-je en train de devenir fou ? J’arrête un couple qui passe par là. Je leur demande s’ils voient ce type qui me dévisage. La femme me jette un regard mi-interrogateur mi-moqueur. L’homme part dans un rire sonore. C’est vexant mais j’insiste. Putain ! Je veux savoir ce qui se passe ! L’homme me répond.
« Heu… Je vois votre reflet dans le miroir ! »
Face à mon incrédulité et comme pour me prouver qu’il a raison, il se met à côté de moi, face au miroir.
« Vous voyez ? Je suis là, à côté de vous ! »
Impossible ! Impossible ! C’est impossible ! Je… Je ne peux pas… Non… C’est impossible ! Je ne peux pas avoir de reflet dans ce miroir ! Les vampires n’ont pas de reflet. Les miroirs ne peuvent réfléchir la nature insaisissable du vampire. Personne ne peut voir le reflet d’un vampire dans un miroir. Je suis un vampire. Je n’ai pas de reflet ! Ce n’est pas moi !
Je comprends ce qui se passe. Ma chance a tourné. Je n’avais jamais croisé de chasseurs de vampires. C’est maintenant chose faite. J’aurai dû me douter qu’ils avaient des ruses pour nous diminuer et nous traquer. Celle-ci est particulièrement réussie mais on ne me la fait pas ! Je ne sais pas comment ils ont réussi ce prodige mais je comprends que ces deux-là ne sont pas un simple couple. Ils ne sont pas innocents. Ce sont des chasseurs de vampires. Ils veulent me faire la peau. Ils ne m’auront pas !
Je saute au cou de l’homme. Je ne lui laisse aucune chance de saisir ses armes. Je plante mes dents dans sa gorge. Pas pour me nourrir, non. Pour lui arracher la carotide. Son sang envahit ma bouche, éclabousse mon visage, ruisselle sur mes vêtements. Il s’affaisse sur le trottoir. Il est déjà mort quand sa tête touche le sol. La femme hurle. Bien, elle non plus n’aura pas le temps d’agir pour me tuer. D’un bond me voilà sur elle à planter mes crocs dans sa gorge. Son sang gicle. Il inonde le bitume. Elle s’effondre. Je hurle. Un hurlement de rage et de satisfaction.
« Vous ne m’aurez pas ! Vous ne m’aurez jamais ! »
Autour de moi des passants crient et partent en courant. D’autres ont dégainé leur téléphone portable pour appeler à l’aide, pour filmer. Je saute sur le plus proche. Un quinquagénaire en costume bon marché. Il n’a pas le temps de réagir. Il cri tandis que de sa gorge part un magnifique jet rouge qu’il essaie vainement de retenir en appuyant ses mains. Tout n’est plus que chaos autour de moi. Des gens hurlent, courent, trébuchent, se bousculent. D’autres se tiennent à distance, effrayés, le bras tendu en train de me filmer. Tous prêts à fuir. Je ne peux pas m’occuper de tout ce monde. Quand je chasse, je m’occupe d’une ou deux proies dans la soirée. Jamais plus. C’est la règle d’or pour ne pas se faire prendre. Je pars en courant. Je dois me réfugier. Je dois regagner mon appartement. Ils ne m’y retrouveront pas. Personne ne m’y retrouvera.
Je suis chez moi, à l’abri. Assis dans mon canapé, je fixe le mur. Je suis calme mais inquiet. Comment m’ont-ils identifié ? Comment ont-ils réussi à me faire croire que je pouvais me voir dans un miroir. Ce n’est pas possible, je suis un vampire. Impossible ! Ce n’était pas moi ! Je n’ai pas de reflet !
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« Impossible ! Ce n’était pas moi ! Je n’ai pas de reflet ! »
Le commissaire se tenait derrière le miroir sans tain depuis une heure. L’homme menotté répétait cette même phrase en boucle. Retrouver l’auteur de ce triple homicide avait été facile tant il y avait de témoins. Beaucoup d’entre eux avaient filmé la scène. Et, il faut bien l’avouer, un homme couvert de sang qui court en hurlant qu’il est un vampire, c’est difficile à rater. Il n’a fallu que deux petites heures à ses hommes pour le retrouver. Le suspect était tranquillement revenu chez lui. Drôle de comportement pour un homme qui venait de sauvagement assassiner trois passants.
Il était là, assis, immobile quand ils ont fait voler sa porte en éclats. Une fois le suspect maîtrisé, les policiers ont procédé à une fouille minutieuse de l’appartement. Les vêtements ensanglantés de l’individu étaient négligemment jetés sur le carrelage de la salle de bain. Il avait pris le temps d’une douche comme s’il ne s’attendait pas à être retrouvé. Mais c’est dans une petite pièce à côté de la chambre que les agents de police firent la découverte la plus inattendue.
Une voix dans son dos tira le commissaire de ses pensées.
– Bonsoir commissaire. Je suis le docteur Trussard.
– Bonsoir docteur. Merci d’être venu aussi vite.
– L’appel que j’ai reçu m’a laissé l’impression que je n’avais pas tellement le choix.
– En effet, docteur… Nous avons interpellé cet homme derrière la vitre. Lorsque nous avons fouillé son appartement, nous avons trouvé vos coordonnées.
– Oui, je suis le psychiatre de Pierre. Pourquoi a-t-il été arrêté ?
– Vous pouvez me décrire de quoi il souffre ?
– Pierre est atteint d’un trouble dissociatif.
– Trouble dissociatif ?
– Un trouble de la personnalité. Le cas de Pierre est… particulier. Il est persuadé d’être un vampire.
– Un vampire… Il boit du sang ?
– Grands dieux, non commissaire ! La pathologie de Pierre est certes profonde mais il a surtout adopté des comportements inoffensifs qu’il croit être ceux d’un vampire. Il fuit la lumière du jour. Il vit essentiellement la nuit. Il est persuadé que l’ail peut le tuer. Il va jusqu’à ignorer son reflet dans un miroir. Mais ça s’arrête là. Qu’a-t-il fait pour que vous l’arrêtiez ?
– Vous êtes sûr qu’il n’a jamais parlé d’une attirance pour le sang ?
– Jamais durant nos séances, il n’a mentionné d’appétence pour le sang. Croyez bien que s’il l’avait fait nous aurions pris nos dispositions et adapté son traitement. D’ailleurs durant son dernier internement, il a même montré des signes d’améliorations.
– Internement ?
– Pierre fait des allers-retours réguliers depuis 5 ans dans mon service. De sa propre initiative. Il sait quand il ne va pas bien et quand c’est le cas, il nous demande de l’interner. Son dernier séjour s’est terminé avant-hier.
– Ha !
– Commissaire… Allez-vous enfin me dire ce qu’il se passe ?
– Docteur, vous allez peut-être devoir ré-examiner vos thérapies… Votre patient est en détention pour le meurtre de trois personnes un peu plus tôt ce soir.
– Meurtre ? Je… Je ne comprends pas ! Jamais il n’a montré de penchant pour la violence…
– Et pourtant…
– Je ne comprends pas comment il a pu décompenser à ce point ! Au point de tuer…
– Docteur… Les meurtres de ce soir nous ont permis de l’interpeller mais… Ce n’était pas sa première fois.
– Comment ça ? Que vous voulez vous dire ?
– En fouillant son appartement nous avons fait une découverte inattendue… Votre patient conservait des bocaux remplis de sang chez lui. De nombreux autres indices retrouvés sur place nous portent à croire que Pierre est un tueur en série.
– Pierre ? Un tueur en série ?
– Et pas n’importe lequel, il nous échappe depuis presque 5 ans… Selon toute vraisemblance, Pierre est l’Exsanguinateur !
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Extrait d’enregistrement de séance de psychothérapie. Semaine 26 après internement.
Thérapeute : Dr Jean Trussard – Patient : Pierre S.
– Bonjour Pierre, comment allez-vous aujourd’hui ?
– Bien docteur Trussard. Avant de commencer, j’aimerai vous poser une question…
– Je n’y vois pas d’objection… Allez-y…
– Il y a une chose que j’aimerai comprendre. Pourquoi m’avez-vous livré à ces chasseurs de vampires ?
Et voici la réalité…
Un homme prend son reflet dans le miroir pour un inconnu
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