Un sosie de Jésus se fait acclamer avant de se faire expulser d’un tournoi de fléchettes

À Killarney, les fléchettes sont une affaire sérieuse. Le concours régional programmé chaque année au printemps est un événement qui déplace les foules de l’ouest de l’Irlande, ce fameux samedi coincé entre le Vendredi Saint et le dimanche de Pâques. Les cloches des églises se taisent entre ces 2 jours sacrés mais la bière coule à flots au O’Connell Pub, le plus grand établissement de la région. 400 personnes peuvent s’y masser et assister à l’affrontement des meilleurs « dartists » du coin autour de 15 cibles homologuées. Le gagnant représentera la province du Munster pour la grande finale nationale, catégorie Amateurs. Alors, oui, les fléchettes sont une affaire sérieuse à Killarney…

Je tentai ma chance pour la 5ème fois. Peter O’Hara, dit L’Écureuil. Pur prototype irlandais : roux, pâle de peau, solide constitution et appétence pour le houblon.  Ainsi qu’une bonne petite adresse pour expédier mes fléchettes là où ma volonté aura décidé qu’elles aillent se planter. Demandez-moi un Triple 20 et je vous garantis que je vous en plante 2 sur 3. Parole d’Écureuil. Et  cette année, j’étais fermement décidé à ne pas laisser passer ma chance, après 3 demi-finales perdues aux concours précédents.

Nous étions 16 compétiteurs. J’en connaissais 15. Un type totalement inconnu allait également jouer sa chance : grand, maigre, un peu dégingandé, barbu aux cheveux longs, le regard un peu parti de celui qui a abusé de la Guinness… Joseph Quinn, d’après les fiches d’inscription. Avec les copains, nous nous sommes regardés, dubitatifs, nous demandant ce que fichait ce mec dans notre assemblée qui, traditionnellement, avait des faux airs de réunion de famille. « C’est Jésus ! », me dit ma fille Nuala en exprimant ce que tout le monde avait remarqué sans le dire. Pas faux. Joseph Quinn ressemblait au Messie, à ceci près qu’il ne saignait pas du crâne et qu’il avait certainement laissé sa croix dans sa bagnole. Et je ne demandais qu’une seule chose : que ce type ne fasse pas de miracles sur le pas de tir. Qu’il crève dès son premier duel, sans résurrection possible.

Je démarrai les 8ème de finale face à un adversaire pas trop coriace : Jim Dillon. Une grenouille de bénitier doublée d’un caractère de cochon. En bon tyran domestique, Jim avait obligé toute sa descendance à assister à sa prestation : sept gosses, un tous les 18 mois en 11 ans, sortis du corps vigoureux de Kathleen Dillon. Compte tenu du pedigree du père, la famille Dillon arriverait à convaincre un évêque traditionaliste de revoir sa position sur l’avortement. Sachant que les deux ainés de ce cheptel avaient régulièrement harcelé Nuala pendant toute leur scolarité, il était de mon devoir de flanquer une raclée à Jim et venger ainsi ma fille adorée. Le concours se déroulait selon la règle du 501 Double Out, en 2 manches gagnantes.

Pour qualifier l’ampleur de ma victoire, vous pourriez imaginer un match de rugby opposant les All Blacks à une équipe de pygmées. Jim fut rouge de honte, et son humiliation publique le poussa à me broyer les phalanges au moment de se serrer la main.

« Bien joué, l’Écureuil. Tu as eu une chance de cocu. Si tu gagnes cette année, je te conseille de surveiller ta femme avant de te retrouver à nourrir un petit bâtard ! »

– Merci Dillon. Trop aimable. Mais tu sais, j’ai remarqué que ta petite dernière était assez intelligente… Tu devrais peut-être penser à un test de paternité !»

C’est à ce moment précis que j’ai craint pour les os de ma main droite. Heureusement, Dillon n’avait pas eu le temps de trop se saouler car deux pintes de plus dans son estomac m’auraient sans doute valu un pain dans la gueule… J’en fus quitte pour un regard qui aurait voulu me tuer sur place.

Pendant ce temps-là, Joseph Quinn entrait en lice face à Colin McNabe le double tenant du titre. Un malin, le Colin. Et redoutablement précis. Le genre de type à donner dans la bulle – le cœur de la cible – quand bon lui semblait. Capable aussi de réaliser plusieurs perfect – 501 points pile en neuf fléchettes – dans la même compétition. C’était pour moi une évidence : Quinn allait morfler sévèrement.

Le public s’était rassemblé pour assister à la raclée du Jésus des fléchettes face au Mozart de la cible. McNabe commençait en douceur : Double 20, Triple 20, 25 Simple Centre. 125 points en 3 fléchettes. Une performance modeste pour l’artiste. Dans la foulée, Quinn démarra de manière fébrile : 20, 18 et un 25 simple centre. 63 points. McNabe pouvait lécher la mousse de sa Guiness sans craindre que l’ivresse lui coutât sa victoire.

Colin continuait sur sa lancée et rapidement emporta la première manche. Il cumula pile 501 points en 14 fléchettes tandis que Quinn plafonnait à 217 points. C’était d’évidence plié, et je me réjouissais que le tirage au sort ne mette pas Mc Nabe sur ma route avant une hypothétique finale. Mais il faut croire que Dieu en avait décidé autrement, car Quinn se mit alors à multiplier les points.

La seconde manche démarrait comme la précédente : McNabe ne forçait pas son talent, plantant ses fléchettes presque toujours dans la zone de son choix, tandis que Joseph alternait beaux lancers et coups désastreux. Alors que McNabe se dirigeait tranquillement vers la qualification avec 57 points à cumuler, Joseph Quinn prit un temps infini pour se concentrer et inscrivit les 170 points qui lui manquaient en un seul lancer pour remporter la manche ! J’étais abasourdi. McNabe eut l’air d’accuser le coup, posant sa bière avec un geste de mauvaise humeur qui inonda le sous-bock.

La dernière manche démarra dans une étrange atmosphère. Pour la première fois depuis longtemps, Colin semblait fébrile, alors que le visage éteint de Joseph reprenait vie. Un sourire quasi extatique envahissait son visage émacié et lui donnait plus que jamais une allure christique. McNabe loupa ses premiers lancers et se mit à douter, alors que Quinn enchainait les lancers impeccables. Rapidement, il prit de l’avance au score tandis que Colin limitait la casse. 60 à 125. Quinn pouvait gagner avec un Triple 20, McNabe pouvait gagner avec 2 Triple 20 et un 5.

McNabe joua le tout pour le tout. Triple 20. Puis 5. La victoire était à portée de main, à condition de viser juste dans la zone rouge du haut de la cible. Un geste technique qui lui vaudrait l’acclamation de l’assemblée. Mais… ce fut un 20. Le bras avait tremblé, la fléchette échouant à quelques millimètres de l’exploit. Colin était désespéré, car il savait que Quinn était en feu. Il partit s’assoir derrière le pas de tir, regardant son adversaire se placer face à la cible. Le challenger se positionna en quelques pas lents, fixa la cible avec une intensité insensée pendant près d’une minute, puis leva les bras en croix, les 3 fléchettes coincées entre les doigts de sa main droite. Il fit alors un mouvement inattendu : il pivota sur ses pieds, tournant le dos à la cible, transféra 2 fléchettes de sa main droite à sa main gauche, s’apprêtant de toute évidence à se livrer à un acte sacrilège…

Il lança sa fléchette de dos.

5.

Comme tout le public, j’étais scandalisé. On ne traite ni la cible ni l’adversaire avec autant de désinvolture. Les bruissements de la salle validaient cet émoi face à ce geste tabou. Mais à la fois, il fallait reconnaître une forme de cran à ce Joseph Quinn, inconnu en ce lieu et sur le point d’éliminer l’un des plus grands champions amateurs de la région. Insensible aux réactions d’hostilité manifestes, Quinn se prépara à récidiver. Quelques sifflets retentirent lorsque tout le monde comprit son intention, mais il jeta sa 2ème fléchette en suivant la même méthode.

5.

Joseph sourit, apparemment serein et sûr de son fait. McNabe, assis face à son adversaire alors qu’il aurait dû avoir son arrière-train en ligne de mire, bouillait. Quinn fixait son adversaire, lui souriant d’un air qui oscillait entre bienveillance et moquerie. Il se mit à dodeliner de la tête de plus en plus vite, transféra sa dernière fléchette de la main gauche à la main droite, se retourna en un coup de reins d’une extraordinaire rapidité tout en levant le bras. Il déclencha son tir en un clin d’œil.

50.

En plein milieu du point rouge. Le geste parfait qui lui donnait la victoire.

La salle exulta. Un cri de stupeur mêlé d’admiration retentit dans le O’Connell Pub. Je n’avais jamais vu ça. Nuala, à mes côtés, était bouche bée, tout comme McNabe qui comprit comme tout le monde qu’il venait de se faire éliminer de la compétition dont il était le favori. Tout le monde était debout, applaudissant à tout rompre ce dernier lancer d’une arrogance et d’une classe folles. Joseph Quinn, face à la cible, souriait avec une expression béate, fixant sa fléchette victorieuse. Puis il se retourna pour faire face au public, souhaitant manifestement profiter de ce moment de gloire et rallier tous les amateurs réunis en ce lieu pour, peut-être, gagner leur soutien jusqu’à la fin de la compétition.

J’étais partagé dans mes sentiments. D’un côté, j’admirais l’aura de ce type, la perfection de la gestion de sa partie et le final inattendu, plein de panache et de maîtrise technique. Ce sosie de Jésus semblait capable de réaliser des miracles face à la cible. D’un autre côté, je ne pouvais m’empêcher d’être gêné par cette mise en scène, qui ressemblait à une arnaque. Je me disais que ce type aurait eu des as dans la manche s’il avait participé à un tournoi de poker…

Joseph continuait de profiter de son moment de gloire, les bras en croix et les mains ouvertes, saluant le public d’un mouvement de tête approbatif. Puis il se dirigea vers sa chaise pour enfiler la veste qu’il avait accrochée au dossier. Il fit un geste ample pour la passer dans ses bras, révélant une chaude doublure de velours, ainsi qu’une poche intérieure avec un symbole cousu qui me disait quelque chose… McNabe, toujours assis devant lui, fixa comme moi ce symbole et changea subitement de tête, comme si on lui avait annoncé que sa femme était protestante… Sa prostration se transforma en rage, et il bondit sur ses deux jambes.

« QUINN ! BOUGE PLUS ! Y’A QUOI AU REVERS DE TA VESTE ? FAIS VOIR ! MAINTENANT ! »

Les hurlements de Colin jetèrent un froid glacial dans l’assemblée et furent suivis par un silence de mort, rompu par la voix hésitante du gagnant du duel.

« Quoi ? Mais… euh, non… c’est rien… C’est une veste qu’on m’a prêtée… Je sais pas… »

Colin était déjà sur lui et rabattit dans un geste violent le pan de la veste pour en révéler le contenu au public.

« Motherfucker ! J’en étais sûr ! C’est le logo de la PDPA !!! Tu es un pro, espèce d’ordure, et tu viens te la raconter incognito dans un tournoi amateur ? PUTAIN DE TRICHEUR !!!! »

PDPA. Professional Darts Player Association. Quatre gros mots. Disqualifiants. Passibles de goudron et de plumes.

Colin bouscula Quinn, toujours figé les bras en croix, marcha nerveusement vers la cible et retira deux des fléchettes qui y étaient plantées. Joseph le suivait du regard, et commença à bredouiller des mots d’explications… Puis, dans un geste similaire à celui qui donna la victoire à son tricheur d’adversaire,  McNabe pivota brusquement, fit à nouveau face à Quinn et projeta violemment une fléchette dans chacune de ses paumes.

Hurlant de douleur, Quinn recula et s’affala sur sa chaise, pendant que McNabe s’avançait vers lui, menaçant.

« Qu’est-ce que tu viens faire ici, Joseph Quinn ? Tu crois pouvoir te pointer dans cette communauté, que tout le monde s’extasie face à ton talent ? Ici, c’est Killarney ! C’est chez nous ! Les fléchettes qu’on joue ici, c’est réservé aux amateurs !! Tu es un tricheur et un escroc ! »

Les deux lancers dans les paumes de Quinn ainsi que la harangue de McNabe créèrent une stupeur dans l’assemblée, partagée entre le choc de ce moment de violence et la colère de s’être fait rouler par un professionnel incognito. Les noms d’oiseaux volaient dans le O’Connell Pub. Dans ce moment de flottement, McNabe se mit à fouiller les poches de Quinn, prostré de douleur sur sa chaise. Il trouva son portefeuille et en vida le contenu sur le sol du pas de tir. Puis il finit par trouver ce qu’il cherchait…

« Joseph Quinn… Avec ta photo sur ta jolie carte de la PDPA !»

Crucifié par McNabe, Joseph Quinn était désormais éligible à un bon lynchage du charitable peuple de Killarney. Quelques-uns parmi les plus imbibés se ruèrent sur l’intrus, l’escroc, l’arnaqueur, le professionnel honni… Quinn se protégea le visage de ses mains ensanglantées, amortissant autant que possible les coups de poing et les gifles qui pleuvaient sur lui. Nuala, face à ce déferlement de violence, se mit à pleurer et à crier. Je décidai d’agir avant qu’un drame n’advienne et fonça sur le groupe pour éviter que mort s’en suive.

Je parvins à écarter les plus virulents et à relever Quinn. Son visage et ses mains transpercées pissaient le sang. Le chemin de croix jusqu’à la sortie ne comportait que quelques dizaines de mètres mais les huées qui saluèrent son passage en décuplèrent la douleur. Je me fis copieusement associer aux insultes qui pleuvaient sur lui et parvins non sans mal jusqu’à la sortie.

Une fois dehors, je tendis des mouchoirs en papier à Quinn. Il s’essuya les mains et le visage, étalant les traces de sang témoins de son calvaire.

« Merci… de m’avoir sorti de là… Monsieur ?

– Peter. Peter O’Hara.

– Merci, Peter. Je sais que j’ai été idiot de venir faire le malin, là, mais je ne pensais pas que…

– Vous ne pensiez pas que les braves gens du coin en viendraient à ça ?

– Non… Je venais m’amuser un peu, passer quelques tours… Je ne voulais pas gagner le tournoi, croyez-moi ! Et puis j’ai tué personne, merde ! Ce n’est qu’un putain de tournoi de fléchettes !

– Non, vous n’avez tué personne mais vous êtes à Killarney ! Ici, les fléchettes sont une affaire sérieuse. »

Et voici la réalité…

Un sosie de Jésus se fait acclamer avant de se faire expulser d’un tournoi de fléchettes

 

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