Yvon regarde passer les voitures

Depuis la fenêtre ouverte de sa maison de garde-barrière, aujourd’hui reléguée au rang de curiosité depuis l’avènement des systèmes automatiques, Yvon contemple le trafic routier de la D130. Du matin au soir, qu’il vente ou qu’il pleuve, qu’il canicule ou qu’il gèle, qu’il giboule ou qu’il cogne, il est accoudé au rebord de la seule ouverture de ce mur nord qui donne sur la route. Une route qui croise la voie ferrée reliant Montcenis à Saint-Marcadet, deux bourgs que ne dessert plus le service public ferroviaire. Les passages à niveau n’entravent plus la course des véhicules en tous genres, qui ralentissent à peine au moment de tracer la perpendiculaire au-dessus des traverses rouillées. Yvon l’a eue à bas prix, cette petite maison taillée pour un couple, dont le partage des tâches savamment orchestré, à l’époque pré-informatique, assurait à Madame, selon les règles tacites de la SNCF, la corvée de baisser les barrières pendant que Monsieur surveillait l’arrivée du train. Mais Yvon vit ici tout seul. Sa dernière femme, Mireille, est morte avant qu’il n’investisse les lieux, épuisée d’ennui aux côtés de cet homme taciturne qui lui avait toujours refusé cette petite maison dont elle rêvait tant pour profiter de sa retraite à l’écart du tumulte de la ville.

Pourtant, Yvon déteste la campagne. À jamais, elle reste associée à la fin du bonheur, celui qu’il aura connu avec Hélène, sa tendre Hélène. La femme qui a partagé sa vie de 20 à 38 ans et qui lui a donné un fils adorable. Le petit Christophe, blond comme les blés, gentil et aimant, étonnamment sensible et doux quand on le comparait avec ses turbulents camarades de classe. 18 ans de bonheur avec sa femme, dont 12 ans partagés avec leur fils. Ce temps est loin, révolu, mort et enterré. Tout comme Hélène et Christophe.

Le drame eut lieu un soir d’été, lorsqu’Yvon et sa famille revenaient de quelques jours de vacances sur la côte. En 1979, la Simca 1307 qu’ils venaient d’acheter leur offrait des perspectives nouvelles après des années à rouler dans une inconfortable 4L. Là où Yvon cherchait à réduire la distance entre leur maison et leur lieu de villégiature, cette nouvelle voiture leur permettait d’imaginer des voyages plus lointains, pour découvrir la France et ses régions : Bretagne, Aquitaine, Côte d’Azur, Alpes ou Ardèche… Cette année-là, c’est la région de La Rochelle que la famille avait décidé de visiter pour une petite semaine. Préférant les nationales ou les départementales aux chères et ennuyeuses autoroutes, Yvon conduisait tranquillement, respectueux des limites de vitesse, ne dépassant jamais si la ligne était blanche, restant à distance raisonnable des voitures et camions qui le précédaient. La semaine à La Rochelle les avait ravis. Découverte du port, visite de l’Ile d’Aix et de l’Ile de Ré, incursion à Rochefort… Le camping des Sables, rénové récemment, offrait tout le confort nécessaire, équipé des tentes aménagées, d’une piscine d’eau de mer et de quelques boutiques d’alimentation. Le bar était agréable et les soirées concoctées par les animateurs tenaient toutes leurs promesses. Christophe s’était amusé avec des enfants de son âge, Yvon et Hélène se reposant de leur année épuisante en imaginant toutefois d’agrandir la famille avant qu’ils ne soient trop âgés. Une semaine en famille, en toute simplicité.

Le samedi du retour, le temps était à l’orage sur tout l’Ouest du pays. La pluie avait arrosé les champs, les villes et les chaussées. Yvon aimait conduire par tous les temps, mais il préférait bien entendu passer moins d’heures sur la route au retour qu’à l’aller. Ils avaient retardé l’heure du départ pour profiter des derniers instants de vacances, avant de s’enfermer dans la Simca et traverser les intempéries.

Au bout d’une heure de route, le ciel s’assombrit et de grosses gouttes se mirent à mitrailler la carrosserie de la voiture. Les essuie-glaces peinaient à évacuer la pluie qui se déversait sur le pare-brise, et Yvon roulait encore plus prudemment que d’habitude. À la radio, pendant que Christophe dormait à l’arrière, les Grosses Têtes distrayaient quelque peu Hélène et Yvon de la monotonie de la route. Ils s’esclaffaient aux bons mots de Jean Yanne, s’étonnaient de l’érudition de Jean Dutourd et s’amusaient de la fantaisie de Jacques Balutin ou Roger Pierre. Puis, vers 18h00, la pluie cessa enfin et permit le retour d’un soleil splendide de fin d’après-midi, donnant aux paysages humides un magnifique reflet brillant. Cette région était vraiment superbe après la pluie.

Au détour d’un brusque virage signalé par un panneau représentant une flèche incurvée, Yvon fut contraint de s’arrêter à un passage à niveau. Il venait tout juste de s’abaisser, accompagné d’un signal lumineux et d’un bruit de cloche. La Simca était presque collée à la barrière abaissée. Christophe, du haut de ses 12 ans, demanda à ses parents l’autorisation de descendre pour regarder le train passer, installé juste derrière la barrière. Hélène acquiesça et sortit pour l’accompagner. En ouvrant les portières rapidement, pour être sûrs de ne rien louper du spectacle du train lancé à vive allure, Hélène et Christophe laissèrent entrer un air frais de campagne humide, une odeur d’herbe et de terre trempées qui firent frémir Yvon, autant de froid que de plaisir. Regardant Hélène sortir, il aperçut sur sa droite une petite maison de garde-barrière qui semblait inoccupée.

Hélène et Christophe étaient installés juste devant la Simca, accoudés à la rambarde. Yvon les regardait depuis son siège conducteur, plaçant son véhicule au point mort pour détendre ses pieds engourdis. Les freins détendus, la voiture profitait du répit. Christophe se retourna vers son père, montrant du doigt le train qui arrivait par la gauche à toute vitesse. Hélène se retourna également, souriant à Yvon. Son visage radieux se recouvrit d’un masque d’effroi en une seconde.

Un camion de chantier arriva trop vite depuis le virage. Son chauffeur fatigué, légèrement grisé par le pastis qu’il avait avalé pour se donner du courage, n’avait pas vu le signal avertissant de la fermeture des barrières. Il percuta à plus de 50 km/h l’arrière de la Simca. Le visage d’Yvon fut projeté contre le volant, son corps retenu à grand peine par sa ceinture de sécurité, pendant que l’avant de la voiture fauchait les jambes d’Hélène et Christophe. La Simca s’enficha dans la barrière, qui résista mystérieusement à la puissance du choc, mais la femme et le fils d’Yvon, glissant sur le capot et rebondissant contre le pare-brise, furent catapultés vers la voie ferrée, au moment précis où le dernier wagon passait devant la route. Quand les secours arrivèrent, certains pompiers eurent du mal à retenir des haut-le-cœur en constatant le désastre sur les rails silencieux.

En sortant de l’hôpital quelques jours plus tard, assistant aux insoutenables funérailles de sa famille disparue, Yvon n’était évidemment plus le même homme. Le chauffeur du camion fut condamné à quelques années de prison, mais Yvon savait que sa peine à lui serait incompressible. L’enfermement à vie dans la cellule capitonnée de sa douleur.

Il eut un jour le courage de revenir sur les lieux du drame, peu après que Mireille eut disparu. Lors des obsèques de cette dernière épouse, Yvon ne pleura pas, comme si toutes les larmes de son corps avaient déjà coulé sur ses joues. Il était pourtant attaché à cette femme patiente et compréhensive, consciente de partager la vie d’un homme brisé dont elle espéra en vain calmer la douleur. Mais plus de 36 ans s’étaient écoulés et Yvon restait muré dans le deuil non fait de cette vie d’avant.

Lorsqu’il revit cette route, ces rails abandonnés, cette petite maison inhabitée qu’il avait aperçue pour la première fois en arrière-plan d’Hélène ouvrant la porte, des fantômes lui apparurent. Les images de sa femme et de son fils, souriant contre cette barrière quelques secondes avant le drame. Il oublia jusqu’à l’existence de la Simca, la violence du choc quand le camion le percuta, l’odeur d’herbe mouillée. Il ne vit que sa femme et son fils, avec netteté, près de cette voie ferrée. Il se décida immédiatement à rejoindre Hélène et Christophe, cela faisait trop longtemps qu’ils étaient séparés. Il parvint à retrouver le propriétaire de la petite maison et l’acheta, lui qui pourtant détestait la campagne depuis 37 ans.

Depuis, Yvon vit dans cette maison comme dans une prison. Par la fenêtre qui embrasse la route et les rails, il regarde passer les voitures mais ne les voit pas. La seule chose qu’il voit, c’est Hélène et Christophe qui se retournent et lui sourient.

Et voici la réalité…

Yvon regarde passer les voitures

 

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